« Il y
a quelqu'un dans ma tête, mais ce n'est pas moi. »
Auteur
Sott.net
Dim., 15 juil. 2012 17:06 CDT
Piotr Ouspenski disait en 1947 qu'un fait d'une importance
prodigieuse avait échappé à la psychologie occidentale, à savoir que l'homme ne
se rappelait pas lui-même, qu'il vivait, agissait et raisonnait dans un profond
sommeil, dans un sommeil non pas métaphorique mais absolument réel. Depuis les
développements récents en neurosciences et en sciences cognitives, la
psychologie occidentale vient de rattraper son retard, et le tableau qu'elle
dresse s'accorde parfaitement avec l'ésotérisme chrétien ravivé par Gurdjieff
et Mouravieff. L'homme est effectivement une machine gouvernée par les
influences extérieures.
Pour Daniel Kahneman, notre mode de réflexion est composé de
deux systèmes. Le premier, la pensée rapide (le Thinking fast) ou système 1
(l'inconscient adaptatif de Timothy Wilson), est inconscient, intuitif, ne
demande pas trop d'effort, est incontrôlable et non-intentionnel. Ce système
n'est pas sujet au doute. Il simplifie les événements, supprime les ambiguïtés,
saute sur les conclusions et utilise un système d'association d'idées pour
produire un rapide croquis d'une situation donnée, ainsi que pour construire
une histoire la plus cohérente possible.
Le système 1 reconnaît instantanément des modèles de situation
et permet « de produire des solutions adéquates » :
La recherche sur l'inconscient adaptatif suggère que la plupart
de ce que nous voulons voir est invisible. L'esprit est un outil merveilleusement
sophistiqué et efficace, bien plus que le plus puissant des ordinateurs jamais
construit. Une source importante de cette énorme puissance est sa capacité à
accomplir des analyses non-conscientes rapides à partir d'une grande quantité
d'informations entrantes et de réagir à ces informations de manières efficaces.
Même quand notre esprit conscient est occupé à autre chose, nous pouvons
interpréter, évaluer et sélectionner des informations qui servent nos
objectifs. (Strangers to Ourselves: Discovering the Adaptive
Unconscious, Timothy D. Wilson)
Cet étranger à l'intérieur de nous-même, pour reprendre le titre
de l'ouvrage de Wison, contrôle la majorité de ce que vous faites, bien que
vous n'ayez aucune conscience de cela. L'inconscient adaptatif, ou le système
1, fournit les impressions qui bien souvent fondent vos croyances, et est la
source de vos impulsions qui deviennent vos choix et vos actions. Il offre une
représentation de ce qui se passe autour de vous et à l'intérieur de vous, liant
le présent avec le passé récent et avec les attentes du futur. Il est la source
de vos jugements rapides et intuitifs.
Pensée rapide et pensée
lente :
Le système 1 intervient dans les prises de décision, les
émotions, la motivation, les buts, le contrôle, la métacognition, le libre
arbitre, les intentions, ainsi que pour donner du sens à soi-même et aux
autres. Après un tour d'horizon des facultés du nouvel inconscient, la question
qui se pose est : que reste-t-il de conscient chez un humain ? Pas grand chose.
Loin de servir seulement à analyser rapidement son environnement
et à accomplir les gestes de tous les jours, le nouvel inconscient permet à des
personnes d'accomplir des tâches et adopter des comportements complexes, et
d'accomplir d'autres processus mentaux supérieurs indépendamment de l'esprit
conscient. En d'autres mots, une personne peut vivre une existence entière en
autopilote. Certains scientifiques estiment que nous sommes conscients
d'environ 5% de nos fonctions cognitives. Les 95% restant se déroulent en
dehors de la conscience et exercent un rôle fondamental dans nos vies. Pour
faire une description imagée, la conscience représente une balle de golf posée
sur la partie immergée de l'immense iceberg qu'est l'inconscient.
Le système 1 a aussi la fâcheuse tendance à croire tout ce qu'on
lui dit. Vous vous demandez encore comment les gens peuvent croire qu'un mec
mort depuis 10 ans a pu se faire tuer par des commandos américains au Pakistan
avant d'être balancé à la mer, ou qu'un banlieusard qui aimait les filles et
les voitures a pu résister pendant une dizaine d'heures à des commandos
surarmés dans un appartement de 38m² avant de passer à travers plus de 300
balles, avec un final tonitruant où il s'est jeté du balcon en tirant avec deux
armes automatiques, et où il est mort non des tirs des policiers mais de sa
chute du balcon au rez-de-chaussée (1ere version qu'on nous a sortie). Vous
vous demandez comment les gens peuvent gober ça ? Demandez au système 1.
Ce nouvel inconscient n'a rien à voir avec celui de Freud rempli
de pulsions, d'érotisme, d'hallucinations et qui est irrationnel et primitif.
Dans la nouvelle vision de l'inconscient, les processus mentaux sont pensés
comme inconscients, car ce sont des portions de l'esprit qui sont inaccessibles
à la conscience à cause de l'architecture du cerveau, plutôt qu'en raison de
mécanismes tels que le refoulement ou les pulsions. Pour en finir avec Freud,
la psychanalyse freudienne fonctionne, c'est certain, mais comme le souligne
Michel Onfray, seulement pour Freud. C'est une bonne description du paysage
intérieur d'un individu pathologique. Les visées universelles de la
psychanalyse ne sont que les projections psychopathiques de son fondateur, qui
projette sa propre pathologie sur le reste de l'humanité.
Le deuxième système que Wilson appelle pensée lente (Thinking
slow), l'esprit conscient, utilise davantage la réflexion, le raisonnement,
demande beaucoup plus d'efforts et est extrêmement fainéant. Évidemment la
plupart des gens s'imaginent utiliser le système 2 bien plus rationnel. Erreur.
C'est en réalité le système 1, celui de la pensée rapide, qui régit nos
décisions. Il y a beaucoup trop de choses à analyser pour que le système 2
puisse tout prendre en charge. Ce système est bien plus difficile à faire
fonctionner.
Pour faire simple, si l'on vous demande de multiplier 2 par 2,
c'est le système 1 qui va se charger de vous fournir la réponse en quelques
dixièmes de seconde. S'il s'agit de multiplier 17 par 24, vous allez prendre
votre temps, et là, c'est le système 2 qui prend le relais.
Inconscient adaptatif ou
système 1 : Conscience ou système 2 :
* Systèmes multiples * Système
unique
* Détecte les schémas en ligne * Vérifie après les
faits
* S'occupe de l'ici-maintenant * Prend de la
distance
* Automatique *Contrôlé
(rapide, non intentionnel, sans effort) (lent, intentionnel, beaucoupd'efforts)
* Rigide *
Flexible
* Précoce *
Plus lent à se développer
* Sensible à l'information
négative *Sensible à l’information positive
Pour revenir au fait que l'inconscient adaptatif croit tout ce
qui lui est présenté, si vous ne faites pas l'effort de penser avec votre
système 2 pour séparer le bon grain de l'ivraie, la vérité du mensonge, si vous
ne pensez pas avec un marteau - i.e. aborder l'objet d'étude sous tous les
angles possibles en martelant vos préjugés et vos croyances et en étant
critique de vos propres processus de pensées - votre système 1 avalera tous les
mensonges et la propagande déversés à longueur de journée par les mass media.
Vous croirez tout et n'importe quoi, jusqu'au jour ou vous mettrez au travail
pour découvrir la vérité.
L'idée que nous ne contrôlons pratiquement rien de nos faits et
gestes est assez effrayante. En réalité, c'est la définition exacte de la
psychose, un sentiment de détachement de la réalité et le fait que vous ne
contrôlez rien de vous-même.
Le dénominateur commun qui ressort de ces nouvelles recherches
est que l'homme se ment constamment à lui-même et ment constamment à ceux qui
l'entourent. En d'autres termes, une personne est souvent totalement ignorante
de ses motivations et crée des fictions pour expliquer ses motivations, ses
émotions et son histoire. Les histoires que vous vous racontez, votre narration
pour expliquer vos agissements, sont aussi « précises et proches de la réalité
» qu'un reportage de TF1 sur la guerre contre le terrorisme.
Prenons l'exemple de la mémoire. Quand nous nous remémorons un
souvenir, nous pensons que nous regardons une image exacte du passé, comme une
photographie, mais en réalité, nous ne voyons qu'une petite partie de cette
image, le reste étant comblé par l'inconscient. Le système 1 a la fâcheuse
tendance à combler les lacunes. Il prend les données incomplètes véhiculées par
les sens, remplit « les trous » et le transmet à l'esprit conscient. Dans de
nombreuses expériences réalisées par des psychologues, ceux-ci ont réussi à
implanter de faux souvenirs à des personnes. Dans une de ces études, on a demandé
à des sujets qui avaient été à Disneyland de lire et de réfléchir au sujet
d'une fausse publicité pour un parc d'attractions. Dedans, on demandait aux
sujets d'imaginer leur sentiment quand ils avaient vu Bugs Bunny, lui avaient
serré la main, et pris une photographie avec lui. Plus tard, quand les
chercheurs ont donné aux sujets un questionnaire sur leurs souvenirs personnels
concernant leur visite à Disneyland, 62% d'entre eux se sont souvenus avoir
rencontré Bugs Bunny.
Seulement, ce n'était pas possible car Bugs Bunny est une
propriété de Warner Bros, non de Disney : dans une autre étude, Loftus (2003) a
montré comment de faux souvenirs pouvaient être implantés à partir de la
vision. Des étudiants ayant tous effectués un séjour à Disneyland dans leur
enfance ont été exposés à une publicité décrivant une visite dans ce parc. Sur
la photo présentée, on pouvait voir Bugs Bunny à coté d'un enfant qui lui
serrait la main. Les participants ont ensuite été interrogés sur leurs
souvenirs d'enfance. 35 % de ces sujets indiquèrent se souvenir de leur
rencontre avec Bugs Bunny à Disneyland et de lui avoir serré la main. Quand ces
sujets ont été invités à décrire avec précision cette rencontre, 62 % se
souvenaient lui avoir secoué le main 46 % de l'avoir embrassé. Quelques
personnes se rappelaient lui avoir touché les oreilles ou la queue. Une
personne s'était même souvenu qu'il tenait une carotte (quelle mémoire!). Tout cela
serait parfait sans l'existence d'un petit détail : Bugs Bunny est la propriété
de Warner Bros et n'a donc jamais mis les pattes chez Disney... la publicité
était fausse et les souvenirs des participants également
Nous croyons que quand nous choisissions une voiture, une
maison, que nous tombons amoureux ou que nous nous faisons de nouveaux amis,
nous faisons ces choix consciemment. En réalité, rien n'est plus éloigné de la
vérité. Dans la majorité des cas, nous sommes incapables d'expliquer pourquoi,
dans une situation donnée, nous avons eu telle ou telle émotion. Pourtant,
quand on demande à une personne d'expliquer sa réaction émotionnelle, après
quelque temps de réflexion, elle n'aura aucun problème à en expliquer les
raisons. Comment cela est-il possible ? Nous faisons simplement du
storytelling.
Quand nous nous posons à
nous-mêmes ou à nos proches des questions du genre « pourquoi as-tu de
l'aversion pour un tel ? » ou « pourquoi aimes-tu cette maison ? », nous
pensons que nous connaissons les réponses. Les recherches suggèrent que non.
Nous nous engageons dans une sorte d'introspection pour trouver la vérité sur
nos envies et nos aversions. Bien que nous soyons capables d'identifier nos
sentiments, nous ne pouvons jamais identifier les origines inconscientes de
ceux-ci. Nous créons alors des explications fausses ou partiellement vraies,
que nous croyons. Le cerveau fait alors un tour de passe-passe assez surprenant
: il cherche dans notre base de données mentale pour en extraire l'explication
la plus plausible. Croire que vous comprenez vos motivations et vos désirs, vos
« j'aime » et « j'aime pas », est appelé l'illusion de l'introspection. Les
psychologues montrent que l'introspection n'est la plupart du temps qu'une
fabrication et que vous n'avez aucun accès direct à la compréhension des
origines de vos états mentaux. Le philosophe Daniel Dennett propose comme piste
possible que lorsque vous vous expliquez vos émotions ou vos comportements,
vous le fassiez comme si vous étiez en train d'écouter quelqu'un d'autre parler
à votre place.
Autre piste possible : écrire une autobiographie ou se lancer
dans la rédaction d'un journal intime peuvent s'avérer être des activités plus
efficaces pour apprendre à se connaître soi-même ou à guérir de traumatismes ou
d'expériences émotionnelles :
Dans son livre « Writing to Heal: A Guided Journal for Recovering
from Trauma and Emotional Upheaval », Pennebaker propose aux gens troublés
par une situation stressante ou des souvenirs douloureux cet exercice tout
simple :
- Écrivez 20 minutes par jour pendant quatre jours.
- Relatez un conflit ou une crise grave, quelque chose de
personnel et d'important qui vous a touché directement ; vous pouvez traiter du
même sujet quatre fois ou en changer d'un jour sur l'autre.
- Écrivez d'une traite sans vous soucier des fautes de grammaire
ou d'orthographe.
- Écrivez pour vous seulement.
- Si un sujet vous bouleverse, arrêtez d'écrire.
L'inconscient est un maître passé dans l'art d'utiliser des
données limitées afin de construire une version de la réalité qui apparaît
complète et cohérente à son partenaire, l'esprit conscient. Les perceptions
visuelles, la mémoire ainsi que les émotions sont une construction de données
incomplètes, mélangées et conflictuelles. Nous utilisons cette même méthode
pour construire notre image de nous-mêmes. Le système 1 mélange faits et rêveries,
en exagérant nos points forts et en minimisant ou occultant nos faiblesses,
créant ainsi une sorte de séries de tableaux de Picasso où certaines parties
sont disproportionnées (les parties de nous-mêmes que nous aimons) et où les
autres sont réduites à l'invisibilité. Naïvement, l'esprit conscient admirera
cet autoportrait en croyant que celui-ci est une représentation exacte de la
réalité. Pour reprendre la terminologie de Gurdjieff, l'homme se crée des
tampons lui empêchant de voir la différence entre ce qu'il pense être et ce
qu'il est réellement. L'homme n'est rien de plus qu'une machine qui pense en
boucles programmées et ment à son esprit conscient qui vit alors dans ces
mensonges. Autrement dit, nous rêvons et dormons en pensant que nous sommes
éveillés, ou, comme le dit Gurdjieff, des magiciens :
Un conte oriental parle d'un très riche magicien qui avait de
nombreux troupeaux de moutons. Ce magicien était très avare. Il ne voulait pas
prendre de bergers, et il ne voulait pas non plus mettre de clôture autour des
prés où paissaient ses moutons. Les moutons s'égaraient dans la forêt,
tombaient dans des ravins, se perdaient, et surtout s'enfuyaient à l'approche
du magicien, parce qu'ils savaient que celui-ci en voulait à leur chair et à
leurs peaux. Et les moutons n'aimaient pas cela.
À la fin, le magicien trouva le remède. Il hypnotisa ses moutons
et leur suggéra tout d'abord qu'ils étaient immortels et que d'être écorchés ne
pouvait leur faire aucun mal, que ce traitement était au contraire excellent
pour eux et même agréable ; ensuite le magicien leur suggéra qu'il était un bon
pasteur, qui aimait beaucoup son troupeau, qu'il était prêt à tous les
sacrifices pour lui; enfin, il leur suggéra que si la moindre chose devait leur
arriver, cela ne pouvait en aucun cas leur arriver dès maintenant, dès
aujourd'hui, et que par conséquent ils n'avaient pas à se tracasser. Après quoi
le magicien mit dans la tête de ses moutons qu'ils n'étaient pas du tout des
moutons; à quelques-uns d'entre eux, il suggéra qu'ils étaient des lions, à
d'autres qu'ils étaient des aigles, à d'autres encore qu'ils étaient des hommes
ou qu'ils étaient des magiciens.
Cela fait, ses moutons ne lui causèrent plus ni ennuis, ni
tracas. Ils ne s'enfuyaient plus jamais, attendant au contraire avec sérénité
l'instant où le magicien les tondrait ou les égorgerait.
(P.D. Ouspenski, Fragments d'un enseignement inconnu)
Nous sommes constamment sous l'effet du biais
d'auto-complaisance, i.e. nous attribuons nos réussites à nos qualités personnelles
tout en nous expliquant nos échecs en en rejetant la responsabilité sur les
autres/le monde :
« Quand vous comparez vos compétences, vos accomplissements, vos
amitiés avec ceux des autres, vous tendez à accentuer le positif et à éliminer
le négatif. Vous êtes un menteur par défaut, et c'est à vous-même que vous
mentez le plus. Si vous échouez, vous oubliez. Si vous réussissez, vous le
dites à tout le monde. »
(You are not
so smart, David McRaney )
Un autre point important à considérer est que, en raison des
deux systèmes, nous pouvons penser deux choses complètement différentes sur un
même sujet. L'Implicit Association Test est un test qui évalue les préjugés
raciaux. On mesure le temps qu'un sujet prend pour associer des visages à des
mots positifs ou négatifs. Si, par exemple, quelqu'un associe plus facilement
des mots négatifs à des visages issus des minorités plutôt qu'à des Blancs,
cela signifie qu'il aura tendance à avoir des préjugés.
Il ressort de ce test que la majorité des sujets blancs
interrogés qui affirmaient ne pas avoir de préjugés envers la population noire
avaient en fait d'énormes biais inconscients envers celle-ci (le test devant
être réalisé le plus vite possible, il fait intervenir le système 1). Cette
étude révèle que nous pouvons être deux personnes en même temps : l'une,
inconsciente, éprouve des sentiments négatifs envers les minorités à cause du
conditionnement culturel forcé qui stéréotype les minorités comme étant
négatives ; tandis que l'autre, l'esprit conscient, abhorre les préjugés. Le
système 1 peut aimer une personne tandis que le système 2 la haït. Une personne
peut se dire spirituelle tout en ayant un inconscient athée, et ainsi de suite.
Jeanne de Salzmann le disait déjà au
siècle dernier :
« Vous verrez que vous
êtes deux. Un qui n'est pas, mais qui prend la place et joue le rôle de
l'autre. Et un qui est, mais si faible, si intangible, que sitôt apparu, il
disparaît immédiatement. Il ne peut supporter le mensonge. Le moindre mensonge
le fait s'évanouir au loin. Il ne combat pas, il ne résiste pas, il est battu
d'avance. Apprenez à regarder jusqu'à voir la différence entre vos deux
natures, jusqu'à voir les mensonges, la tromperie en vous. Quand vous verrez
vos deux natures, ce jour-là, en vous, la vérité naîtra. »
« L'homme est une
machine. Tout ce qu'il fait, toutes ses actions, toutes ses paroles, ses
pensées, ses sentiments, ses convictions, ses opinions, ses habitudes, sont les
résultats des influences extérieures, des impressions extérieures. De par
lui-même un homme ne peut pas produire une seule pensée, une seule action. Tout
ce qu'il dit, fait, pense, sent - tout cela arrive. L'homme ne peut rien
découvrir, il ne peut rien inventer. Tout cela arrive. »
(Ouspenski, Fragments d'un
enseignement inconnu)
Dans le jargon psychologique moderne, on appelle cela l'effet
d'amorçage : les pensées et le comportement d'une personne sont influencés par
des stimuli auxquels elle ne prête aucune attention, ou qui lui sont
complètement inconscients. Dans une expérience menée par le psychologue John
Bargh, on a demandé à des étudiants d'assembler des phrases de quatre mots à
partir de séries de cinq mots :
John Bargh et ses collègues de l'Université Yale ont montré que
la démarche d'un individu jeune peut être subtilement modifiée et « vieillie »,
à condition de lui faire lire ou écouter des mots évoquant la vieillesse. Dans
cette expérience, de jeunes étudiants effectuaient une première tâche
consistant à reconstituer des phrases dont les mots étaient placés dans le désordre.
Certains participants devaient manipuler des mots évoquant la vieillesse
(vieux, seul, dépendant, prudent, grincheux, etc.). Lorsqu'ils avaient terminé,
on mesurait la vitesse à laquelle ils quittaient le laboratoire, et on
observait avec soin leur démarche. Il est ainsi apparu que les individus ayant
manipulé des mots liés au concept de vieillesse ont marché plus lentement et en
adoptant une posture plus courbée... Corps et démarche s'ajustent à son état
d'esprit.
Une autre étude montre qu'on peut influencer l'achat de
bouteilles de vin allemandes ou françaises exposées dans un supermarché, en
faisant simplement passer en fond musical des chansons de ces deux pays. Les
jours où la musique française était jouée, plus de 70% des bouteilles vendues
venaient de l'Hexagone. Le même taux fut atteint pour la musique allemande.
Réfléchissez un moment. Si une personne est influencée par des
stimuli aussi triviaux et banals qu'un fond musical lors de ses achats ou
qu'une série de mots pour dicter sa vitesse de marche, que pouvons-nous
attribuer à des choix conscients ? Nos amis, nos choix vestimentaires, nos
goûts, nos pensées, nos partenaires romantiques sont-ils des choix conscients
de notre part, ou réagissons-nous simplement à des influences extérieures et créons-nous
une fiction pour nous expliquer à nous-mêmes ces choix ? Notons que des
recherches en neuropsychologie démontrent les parallèles entre l'effet
d'amorçage et l'hypnose. Dans les deux cas, la volonté est contrôlée par des
forces extérieures.
Ces recherches remettent en cause d'autres concepts bien ancrés
dans la psyché humaine, i.e. la croyance que nous avons un libre arbitre.
Roy Baumeister, psychologue à l'université de Floride résume la
question :
« Au centre de la question du libre arbitre est le débat à
propos des causes psychologiques des actions. Une personne est-elle une entité
autonome qui choisit consciemment ses actes parmi une multitude d'options
possibles ? Ou n'est-elle qu'un lien dans une chaîne causale, de sorte que ses
actions ne sont que le produit inévitable de causes légitimes découlant de
faits antérieurs, et jamais personne n'aurait pu agir différemment d'elle ? »
De même que nous sommes incapables d'identifier les causes de
nos émotions, nous ne connaissons pas les causes qui provoquent nos actions.
Daniel Wegner, professeur de psychologie à Harvard, soutient que le libre
arbitre est une illusion. Quand nous faisons l'expérience d'une pensée suivie
d'une action, nous présumons que la pensée a causé l'action. Cependant, Wegner
fait intervenir une troisième variable, une intention inconsciente, qui
pourrait produire à la fois la pensée consciente et l'action. Par exemple, voir
une personne obèse peut être la cause de pensées sur la nécessité de consommer
des aliments bénéfiques pour la santé. Au lieu d'acheter un sandwich, la
personne optera pour une entrecôte. De ce fait, ce n'est pas la pensée
consciente qui est la cause du comportement, malgré l'illusion qu'elle l'est.
Toujours en suivant Wegner, le rôle causal des pensées conscientes a été
surestimé : il semblerait que ce serait une explication après coup qui
émanerait de l'inconscient.
Wegner commente :
« Imaginez pendant une minute que vous êtes un robot. Imaginez
que toutes vos actions émanent d'un ensemble complexe de mécanismes. Imaginez
aussi que ces mécanismes donnent naissance à des pensées au sujet de ce que
nous allons faire dans le futur. En d'autres termes, tous les pièges sont
présents pour nous permettre de faire l'expérience d'une causalité mentale
apparente. »
(The New
Unconscious, Ran R. Hassin, James S. Uleman et John A. Bargh)
Ce que veut dire Wegner est que ce mécanisme complexe qu'est le
système 1 a déjà prévu de faire une action avant que l'esprit conscient ne
pense à cette action. Des chercheurs ont découvert, lors d'une expérience où
les sujets devaient appuyer sur un bouton, qu'un signal était déclenché dans le
cerveau 7 secondes (oui, 7 secondes) avant que les sujets ne prennent
conscience de leur choix :
En 2007, le Pr John-Dylan Haynes a mené une expérience qui a
changé sa conception de l'existence. Ce neuroscientifique rattaché au centre
Bernstein de neurosciences computationnelles (BCCN) de Berlin a placé des
volontaires dans un caisson d'IRM devant un écran où défilaient des lettres au
hasard. Il leur a demandé d'appuyer sur un bouton soit avec l'index droit, soit
avec le gauche quand ils en ressentaient le besoin et de retenir la lettre
affichée au moment où ils ont décidé d'appuyer sur le bouton. L'imagerie par
résonance magnétique fonctionnelle révélait leur activité cérébrale en temps
réel. Les résultats ont été surprenants. "Notre premier réflexe a été de
nous dire : il faut vérifier si cela tient la route, raconte Haynes. Nous avons
procédé à plus de tests de validité que je n'en ai vu dans aucune autre
étude."
Les sujets prenaient la décision consciente d'appuyer sur le
bouton environ une seconde avant de le faire, mais l'équipe de Haynes a
découvert que leur activité cérébrale semblait anticiper cette décision avec
sept secondes d'avance. Autrement dit, c'était comme si, bien avant que les
sujets soient conscients de faire un choix, leur cerveau avait déjà pris une
décision.
Nos décisions sont prédéterminées inconsciemment bien avant que
la conscience n'entre en jeu. Pour reprendre Gurdjieff, le plus gros mensonge
que l'homme se dit à lui-même est qu'il se dit doté de libre arbitre. En
réalité, la majorité des actions humaines sont mécaniques et influencées par le
temps, les besoins, l'humeur - en résumé, par les influences extérieures.
Ce tableau de la machine humaine peint par la psychologie
moderne montre la terreur de la situation, comme l'a dénommée Gurdjieff dans
ses Récits de Belzébuth : des milliards d'humains qui s'illusionnent eux-mêmes
en pensant être conscients, en croyant prendre des décisions, en croyant
pouvoir faire des choix.