Les
cailloux blancs de la Voie lactée
La descente a eu lieu comme prévu. Nous
sommes partis comme des flèches, chacun dans sa direction. Direction ? Le mur.
Et nous sommes entrés dans le mur comme dans de l’ouate, ou du beurre frais, à
près de trois mille fois la vitesse de la lumière.
Et
là, peu à peu tout s’est obscurci, et nous avons tous perdu le contact, comme
prévu également. Plus la moindre liaison ni avec le Centre, ni entre nous. Nous
avons accepté de nous retrouver isolés, comme nous avons accepté d’être privés
de nos mémoires, jusqu’à ce qu’arrivés au point de non-retour, le système
d’alarme se mette en marche et enclenche les mécanismes de réversion.
C’est ce qui m’est arrivé. Aucune
simulation n’aurait pu me donner le goût de ce que j’ai réellement vécu dans ce
monde. J’ai connu ce que nous appelons ici le désespoir. Pour une raison que je
n’ai pas réussi à appréhender, certains se détruisent sans même que leur
système d’alarme se soit déclenché. Peut-être qu’ils ont une mission ou un rôle
différent à tenir, ou qu’ils viennent d’ailleurs et que les mécanismes sont
différents. Aucune idée. Il y a ici toutes sortes de théories qui toutes se
contredisent, et pour ce qui me concerne j’ai depuis longtemps rejeté toutes
ces hypothèses incertaines. Je vis en fonction de mes ressentis, j’essaie
parfois de les communiquer, mais sans trop d’illusion.
La
descente aurait pu se terminer à la naissance du corps, lorsque l’enveloppe est
expulsée du corps de la mère charnelle, biologique. Peut-être est-ce le cas
pour certains. Pour moi, elle a continué une trentaine d’années, qui ont été de
plus en plus difficiles, pour culminer dans une sorte de cri lancinant. Et une
nuit d’été que je n’oublierai jamais, je me suis éveillé presque nu sur une
pelouse que la rosée commençait à refroidir, couvert d’excréments et de
vomissures, la tête vibrante d’alcool, les tripes nouées, et soudain parmi les
sanglots et les spasmes, un câble a jailli de mon ventre, en dessous du
nombril, et a fusé vers le ciel, à une allure vertigineuse. Ramène-moi ! ai-je
hurlé en silence. Et tout s’est arrêté. Autour de moi, la noirceur étincelait.
J’ai vu qu’un pas plus loin, j’aurais été absorbé, tant la pression était
dense, et tant ma lumière était devenue faible, presque morte.
Je
n’ai pas eu peur, et depuis je n’ai plus jamais peur. J’ai déjà vécu ça en
simulation, mais c’est quand même impressionnant de parvenir aux confins. Le
plan du retour m’a été donné : suivre les traces de la descente, en repassant
exactement par le même chemin. C’est très difficile à expliquer, car en termes
de temps chronologique, il y a des choses qui paraissent impossibles : d’abord
que la descente continue (ou puisse continuer comme ça a été mon cas) au-delà
de la naissance physique, et ensuite que l’existence humaine ne va pas comme
tout le monde le croit du passé vers le futur, mais du futur vers le passé,
tout au moins lors de la phase de retour.
Et
comme certains descendent alors que d’autres remontent, on se croise sans le
savoir. C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle certains coups de
foudre amoureux n’ont pas de durée. Mais c’est une théorie, et je préfère ne
pas théoriser.
La
mémoire revient très lentement, et plutôt par à coups, par bouffées. Je ne fais
aucun effort. Ca n’a pas d’importance. Je passerai nécessairement par l’aller,
donc tout reviendra en son temps. Ce qui est le plus curieux, c’est de
retrouver les cailloux blancs que j’ai laissé en venant. C’est cela, le
souvenir, les traces.
Bien sûr, il y a des risques, et surtout celui
de se laisser prendre au décor, emberlificoter dans les ronces du chemin, les
distractions, les plaisirs terrestres. C’est vraiment le risque majeur.
Le
fil s’enroule et exerce une traction constante, qu’on peut appeler le désir, la
vocation, l’appel, la voie, peu importe le nom, mais la traction ne suffit pas
à elle seule. Nous ne sommes pas des machines, je crois que nous avons été
volontaires pour descendre, ou au moins que nous l’avons accepté. Si ça
signifie une plongée dans l’inconscience la plus noire, normalement le
déclenchement de la remontée rend suffisamment de conscience pour ouvrir les
yeux sur les risques et sur les aléas du retour. C’est un double travail : l’un
tire, et l’autre regarde où il met les pieds et se dégage des embûches.
Le
vrai risque, donc, c’est de choisir consciemment de ne pas remonter. J’en ai
des frissons à l’écrire, mais je le connais. J’en ai fait l’expérience. La
tentation est parfois forte. C’est comme une forme de torpeur qui s’installe,
que les Anciens appelaient « le Chant des Sirènes ». Heureusement, dans ces
moments délicats, il y a un second système d’alerte qui se met alors à vibrer ;
s’il n’est pas entendu, il procure alors des situations critiques qui
permettent de ne pas sombrer.
Je
n’ai pas d’informations à ce sujet, mais il est possible que certains des
grands malveillants qui cherchent actuellement à prendre possession de cette
dimension aient choisi de couper le fil et de rester ici * en y enfermant leurs milliards d'esclaves comme autrefois on enterrait les serviteurs et les femmes avec les maîtres (ajout nécessaire du 2 août 2012). Ceux-là auraient
donc débranché le système et cherché ici l’autonomie. Pourquoi pas ? Une vie
d’immortel dans la matière la plus épaisse. Faut aimer.
Moi je n’ai jamais eu de doute ; mon désir est
clair. Je remonte en suivant le sentier. En suivant les cailloux blancs de la
Voie lactée.
Ce
texte a été publié pour la 1ère fois le 17 février 2010
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