Déchirer le voile
«J’ai découvert pour moi que la vieille humanité, la
vieille animalité, oui même tous les temps primitifs et le passé de toute
existence sensible, continuent à vivre en moi, à écrire, à aimer, à haïr, à
conclure, – je me suis réveillé soudain au milieu de ce rêve, mais seulement
pour avoir conscience que je rêvais tout à l’heure et qu’il faut que je
continue à rêver, pour ne pas périr: tout comme il faut que le somnambule
continue à rêver pour ne pas tomber.
Qu’est désormais pour moi
l’ « apparence » ?
Ce n’est
certainement pas l’opposé d’un “être” quelconque – que puis-je énoncer de cet
être, si ce n’est les attributs de son apparence?
Ce n’est
certes pas un masque inanimé que l’on pourrait mettre, et peut-être même
enlever, à un X inconnu !
L’apparence
est pour moi la vie et l’action elle-même qui, dans son ironie de soi-même, va
jusqu’à me faire sentir qu’il y a là apparence et feu follet et danse des elfes
et rien de plus – que, parmi ces rêveurs, moi aussi, moi “qui cherche la
connaissance”, je danse le pas de tout le monde, que le “connaissant” est un
moyen pour prolonger la danse terrestre, et qu’en raison de cela il fait partie
de ces maîtres de cérémonie de la vie et que la sublime conséquence et le lien
de toutes les connaissances sont et seront peut-être le moyen suprême d’assurer
l’universalité de la rêverie et l’entente de tous ces rêveurs entre eux et, par
cela même, de faire durer le rêve.»
L’homme vit dans de multiples
dépendances
Aussi
longtemps que nous ne nous sentons pas dépendre de quoi que ce soit, nous nous
estimons indépendants: sophisme qui montre combien l'homme est orgueilleux et
despotique. Car il admet ici qu'en toutes circonstances il remarquerait et
reconnaîtrait sa dépendance dès qu'il la subirait, son postulat étant qu'il vit
habituellement dans l'indépendance et qu'il éprouverait aussitôt une contradiction
dans ses sentiments s'il venait exceptionnellement à la perdre. Mais si c'était
l'inverse qui était vrai, à savoir qu'il vit constamment dans une dépendance
multiforme, mais s'estime libre quand il cesse de sentir la pression de ses
chaînes du fait d'une longue accoutumance? S'il souffre encore, ce n'est plus
que de ses chaînes nouvelles: le «libre arbitre» ne veut proprement rien dire
d'autre que ne pas sentir ses nouvelles chaînes.
Critique du libre-arbitre
Il ne
nous reste aujourd'hui plus aucune espèce d'indulgence pour l'idée du
« libre-arbitre » ; nous savons trop bien ce que
c'est : le tour de passe-passe théologique le plus suspect qu'il y ait, pour
rendre l'humanité « responsable » à la façon des théologiens ; ce qui veut dire
: pour rendre l'humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner
ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. Partout où
l'on cherche à établir les responsabilités, c'est généralement l’instinct de
punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dépouillé le devenir de son
innocence, lorsque l'on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes
de responsabilité, le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de la
volonté a été principalement inventée à des fins de châtiment, c'est-à-dire
avec l'intention de trouver coupable. Toute l'ancienne psychologie, la
psychologie de la volonté, n'existe que par le fait que ses inventeurs, les
prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit
d'infliger une peine, ou plutôt qu'ils voulurent donner ce droit à Dieu... Les
hommes ont été considérés comme
« libres », pour pouvoir être jugés et punis, pour
pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme
voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. »
Friedrich Nietzsche
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