Felix Nussbaum – Mascarade -1939
Le supérieur ne peut
émaner de l’inférieur…
René Guénon
«
Nous n'avons que la plus parfaite indifférence pour la politique et tout ce qui
s'y rattache de près ou de loin, et nous n'exagérons rien en disant que les
choses qui ne relèvent pas de l'ordre spirituel ne comptent pas pour
nous. »
« L’argument le plus décisif contre la « démocratie
» se résume en quelques mots : le supérieur ne peut émaner de l’inférieur,
parce que le « plus » ne peut pas sortir du « moins » ; cela est d’une rigueur
mathématique absolue, contre laquelle rien ne saurait prévaloir. Il importe de
remarquer que c’est précisément le même argument qui, appliqué dans un autre
ordre, vaut aussi contre le « matérialisme » ; il n’y a rien de fortuit dans
cette concordance, et les deux choses sont beaucoup plus étroitement solidaires
qu’il ne pourrait le sembler au premier abord. Il est trop évident que le
peuple ne peut conférer un pouvoir qu’il ne possède pas lui-même ; le pouvoir
véritable ne peut venir que d’en haut, et c’est pourquoi, disons-le en passant,
il ne peut être légitimé que par la sanction de quelque chose de supérieur à
l’ordre social, c’est-à-dire d’une autorité spirituelle; s’il en est autrement,
ce n’est plus qu’une contrefaçon de pouvoir, un état de fait qui est
injustifiable par défaut de principe, et où, il ne peut y avoir que désordre et
confusion. Ce renversement de toute hiérarchie commence dès que le pouvoir
temporel veut se rendre indépendant de l’autorité spirituelle, puis se la
subordonner en prétendant la faire servir à des fins politiques ; il y a là une
première usurpation qui ouvre la voie à toutes les autres, et l’on pourrait
ainsi montrer que, par exemple, la royauté française, depuis le XIVe siècle, a
travaillé elle-même inconsciemment à préparer la Révolution qui devait la
renverser. Peut-être aurons-nous quelque jour l’occasion de développer comme il
le mériterait ce point de vue que, pour le moment, nous ne pouvons qu’indiquer
d’une façon très sommaire.
Si l’on définit la « démocratie » comme le
gouvernement du peuple par lui-même, c’est là une véritable impossibilité, une
chose qui ne peut pas même avoir une simple existence de fait, pas plus à notre
époque qu’à n’importe quelle autre ; il ne faut pas se laisser duper par les
mots, et il est contradictoire d’admettre que les mêmes hommes puissent être à
la fois gouvernants et gouvernés, parce que, pour employer le langage
aristotélicien, un même être ne peut être « en acte » et « en puissance » en
même temps et sous le même rapport. Il y a là une relation qui suppose
nécessairement deux termes en présence : il ne pourrait y avoir de gouvernés
s’il n’y avait aussi des gouvernants, fussent-ils illégitimes et sans autre
droit au pouvoir que celui qu’ils se sont attribué eux-mêmes ; mais la grande
habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple
qu’il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d’autant plus
volontiers qu’il en est flatté et que d’ailleurs il est incapable de réfléchir
assez pour voir ce qu’il y a là d’impossible. C’est pour créer cette illusion
qu’on a inventé le « suffrage universel » : c’est l’opinion de la majorité qui
est supposée faire la loi ; mais ce dont on ne s’aperçoit pas, c’est que
l’opinion est quelque chose que l’on peut très facilement diriger et modifier ;
(…)
Le défaut le plus visible, c’est celui-là même que
nous indiquions à l’instant : l’avis de la majorité ne peut être que
l’expression de l’incompétence, que celle-ci résulte d’ailleurs du manque
d’intelligence ou de l’ignorance pure et simple ; on pourrait faire intervenir
à ce propos certaines observations de « psychologie collective », et rappeler
notamment ce fait assez connu que, dans une foule, l’ensemble des réactions
mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la
formation d’une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la
moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs.
(…)
Cela dit, il nous faut encore insister sur une
conséquence immédiate de l’idée « démocratique », qui est la négation de
l’élite entendue dans sa seule acception légitime ; ce n’est pas pour rien que
« démocratie » s’oppose à « aristocratie », ce dernier mot désignant
précisément, du moins lorsqu’il est pris dans son sens étymologique, le pouvoir
de l’élite. Celle-ci, par définition en quelque sorte, ne peut être que le
petit nombre, et son pouvoir, son autorité plutôt, qui ne vient que de sa
supériorité intellectuelle, n’a rien de commun avec la force numérique sur
laquelle repose la « démocratie », dont le caractère essentiel est de sacrifier
la minorité à la majorité, et aussi, par là même, comme nous le disions plus
haut, la qualité à la quantité, donc l’élite à la masse. Ainsi, le rôle
directeur d’une véritable élite et son existence même, car elle joue forcément
ce rôle dès lors qu’elle existe, sont radicalement incompatibles avec la «
démocratie», qui est intimement liée à la conception « égalitaire »,
c’est-à-dire à la négation de toute hiérarchie : le fond même de l’idée «
démocratique » c’est qu’un individu quelconque en vaut un autre, parce qu’ils
sont égaux numériquement, et bien qu’ils ne puissent jamais l’être que
numériquement. Une élite véritable, nous l’avons déjà dit, ne peut être
qu’intellectuelle ; c’est pourquoi la « démocratie » ne peut s’instaurer que là
où la pure intellectualité n’existe plus, ce qui est effectivement le cas du
monde moderne. »
René Guénon
« La crise du monde moderne »
« Il serait dangereux d’avoir raison quand votre gouvernement a tort. »
Voltaire