mardi 3 septembre 2013

Ainsi parlait Jean-Marie Guyau




Jean-Marie Guyau, né à Laval le 28 octobre 1854 et mort à Menton le 31 mars 1888, est un philosophe et poète français. Il a parfois été considéré comme le « Nietzsche français ».

« Ce qui a vraiment vécu une fois revivra.»

« Sous les villes englouties par le Vésuve on trouve encore, si on fouille plus avant, les traces de villes plus anciennes, précédemment englouties et disparues… La même chose s’est produite dans notre cerveau ; notre vie actuelle recouvre sans pouvoir l’effacer notre vie passée, qui lui sert de soutien et de secrète assise. Quand nous descendons en nous-mêmes, nous nous perdons au milieu de tous ces débris… »

 Méditation sur la mort 

«  Si quelqu’un qui a déjà senti les « affres de la mort » se moque de notre prétendue assurance en face d’elle, nous lui répondrons que nous ne parlons pas nous-même en pur ignorant de la perspective du « moment suprême ». Nous avons eu l’occasion de voir plus d’une fois, et pour notre propre compte, la mort de très près, – moins souvent sans doute qu’un soldat; mais nous avons eu plus le temps de la considérer tout à notre aise, et nous n’avons jamais eu à souhaiter que le voile d’une croyance irrationnelle vînt s’interposer entre elle et nous. Mieux vaut voir et savoir jusqu’au bout, ne pas descendre les yeux bandés les degrés de la vie. Il nous a semblé que le phénomène de la mort ne valait pas la peine d’une atténuation, d’un mensonge. (…)

C’est une loi de la nature que la diminution de l’être amène une diminution proportionnée dans tous les désirs, et qu’on aspire moins vivement à ce dont on se sent moins capable: la maladie et la vieillesse commencent toujours par déprécier plus ou moins à nos propres yeux les jouissances qu’elles nous ôtent, et qu’elles ont rendues amères avant de les rendre impossibles.

 La dernière jouissance, celle de l’existence nue pour ainsi dire, peut être aussi graduellement diminuée par l’approche de la mort. L’impuissance de vivre, lorsqu’on en a bien conscience, amène l’impuissance de vouloir vivre. Respirer seulement devient douloureux. On se sent soi-même se disperser, se fragmenter, tomber en une poussière d’êtres, et l’on n’a plus la force de se reprendre. L’intelligence commence du reste à sortir du pauvre moi meurtri, à pouvoir mieux s’objectiver, à mesurer du dehors notre peu de valeur, à comprendre que dans la nature la fleur fanée n’a plus le droit de vivre, que l’olive mûre, comme disait Marc-Aurèle, doit se détacher de l’arbre. 

Dans tout ce qui nous reste de sensation ou de pensée domine un seul sentiment, celui d’être las, très las. On voudrait apaiser, relâcher toute tension de la vie, s’étendre, se dissoudre. Oh ! Ne plus être debout ! Comme les mourants comprennent cette joie suprême et se sentent bien faits pour le repos du dernier lit humain, la terre ! Ils n’envient même plus la file interminable des vivants qu’ils entrevoient dans un rêve se déroulant à l’infini et marchant sur ce sol où ils dormiront. Ils sont résignés à la solitude de la mort, à l’abandon. Ils sont comme le voyageur qui, pris du mal des terres vierges et des déserts, rongé de cette grande fièvre des pays chauds qui épuise avant de tuer, refuse un jour d’avancer, s’arrête tout à coup, se couche: il n’a plus le courage des horizons inconnus, il ne peut plus supporter toutes les petites secousses de la marche et de la vie, il demande lui-même à ses compagnons qu’ils le délaissent, qu’ils aillent sans lui au but lointain, et alors, allongé sur le sable, il contemple amicalement, sans une larme, sans un désir, avec le regard fixe de la fièvre, l’ondulante caravane de frères qui s’enfonce dans l’horizon démesuré, vers l’inconnu qu’il ne verra pas.

Assurément quelques uns d’entre nous auront toujours de la peur et des frissons en face de la mort, ils prendront des mines désespérées et se tordront les mains. Il est des tempéraments sujets au vertige, qui ont l’horreur des abîmes, et qui voudraient éviter celui-là surtout à qui tous les chemins aboutissent. A ces hommes Montaigne conseillera de se jeter dans le trou noir « tête baissée », en aveugles; d’autres pourront les engager à regarder jusqu’au dernier moment, pour oublier le précipice, quelque petite fleur de montagne croissant à leurs pieds sur le bord; les plus forts contempleront tout l’espace et tout le ciel, rempliront leur cœur d’immensité, tâcheront de faire leur âme aussi large que l’abîme, s’efforceront de tuer d’avance en eux l’individu, et ils sentiront à peine la dernière secousse qui brise définitivement le moi.

 La mort d’ailleurs, pour le philosophe, cet ami de tout inconnu, offre encore l’attrait de quelque chose à connaître; c’est, après la naissance, la nouveauté la plus mystérieuse de la vie individuelle. La mort a son secret, son énigme, et on garde qu’elle vous en dira le mot par une dernière ironie en vous broyant, que les mourants, suivant la croyance antique, devinent, et que leurs yeux ne se ferment que sous l’éblouissement d’un éclair. Notre dernière douleur reste aussi notre dernière curiosité. »

Jean-Marie Guyau
Extrait de « L’Irréligion de l’avenir » (1884)

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