Jean
Jaurès, Poésie
L’étonnement éternel
L’Infini, en même temps
qu’il est la suprême clarté, est le suprême mystère. L’être infini est une
inépuisable réponse à une inépuisable question ; Dieu même, en se comprenant
comme être et en comprenant tout par soi, s’étonne d’être ; le jour où nous
saurions tout, où nous verrions tout, nous aurions mis un terme à notre
ignorance, mais point à notre étonnement ; l’étonnement n’est pas seulement à
l’origine de la science, il est au bout et, à l’infini, il se confond avec la
science elle-même ; l’infini a besoin, pour résister à la négation, de
s’affirmer sans cesse, et c’est cette affirmation renouvelée qui renouvelle le
monde ; il y a au fond de toute chose un étonnement divin qui met dans la
monotonie des matins renaissants une fraîcheur d’aurore première et qui
prolonge dans le rêve les perspectives voilées du soir.
Comme un rêve
Bien souvent, dans la
contemplation et la rêverie, nous jouissons de l'univers
sans lui demander ses
comptes ; nous aspirons la vie enivrante de la terre avec
une irréflexion absolue,
et la nuit étoilée et grandiose n'est plus bientôt,
pour notre âme qui
s'élève, une nuit dans la chaîne des nuits. Elle ne porte
aucune date ; elle
n'éveille aucun souvenir ; elle ne se rattache à aucune
pensée ; on dirait
qu'elle est, au-dessus même de la raison, la manifestation de
l'éternel. Nous ne nous
demandons plus si elle est une réalité ou un rêve, car
c'est une réalité si
étrangère à notre action individuelle et à notre existence
mesquine qu'elle est,
pour nous, comme un rêve ; et c'est un songe si plein
d'émotion délicieuse
qu'il est l'équivalent de la réalité.
L'âme de la terre
Le son émane bien des
êtres eux-mêmes, il sort bien des entrailles de la vie ;
mais il exprime surtout
les aspirations, les mouvements, les tendances de la vie
; il n'exprime pas la
vie elle-même et son travail subtil : je veux dire
l'élaboration secrète et
continue que la vie fait subir aux éléments que lui
fournit la terre. C'est
là ce qu'expriment les parfums ; ils nous mettent en
relation avec la vie
profonde des éléments, épurée, raffinée. Ils versent en
nous, à certaines heures,
une ivresse de vie, et ils suppriment, si je puis
dire, la grossièreté de
la terre. Eh quoi ! c'est de la terre grossière que sort
le parfum de la rose ?
Oui, certes ; et aux premières journées printanières,
quand tout est senteur,
il semble bien que la terre profonde exhale son âme, et,
comme les parfums
agissent sur notre vie intérieure, sur nos sentiments et nos
pensées mêmes, le
divorce hautain de l'esprit et de la terre est un moment
aboli.
Descente dans l’infini
Dans cette architecture
étrange qu'on appelle la matière, nous avons beau
descendre vers les
fondements, nous ne trouvons point une assiette fixe : les
pierres que l'on croyait
fondamentales entrent en mouvement ; elles entrent en
danse, et c'est sur des
tourbillons subtils que repose jusqu'ici l'édifice
solide du monde. Mais,
descendons plus bas encore, et au-dessous même de l'atome
; l'atome, dit-on, est
un tourbillon d'éther ; c'est donc l'éther qui va être la
matière première, le
substratum définitif de tous les mouvements ; soit, mais
l'éther lui-même, dans
son apparence d'immuable sérénité, est traversé de
mouvements innombrables
; tous les rayonnements de lumière et de chaleur, tous
les courants et tous les
jets d'électricité et de magnétisme, tous les
mouvements qui
correspondent dans les corps aux phénomènes de la pesanteur et,
dans les composés
chimiques, aux phénomènes de l'affinité émeuvent incessamment
l'éther ; et appuyer le
monde sur l'éther, c'est l'appuyer sur une mer de
mouvements immenses et
aux vagues toujours remuées. Il faut bien pourtant que
les mouvements de
l'univers soient les mouvements de quelque chose ; il faut
bien qu'il y ait une
réalité en mouvement, une substance du mouvement.
Je ne sais pas où il
faut s'arrêter ; je ne sais pas s'il faut s'arrêter ou
descendre encore.
L'âme et Dieu
Je n'ai jamais bien
compris, je l'avoue, la comparaison fameuse dans laquelle
Kant rapproche la
révolution intellectuelle accomplie par lui de la révolution
astronomique accomplie
par Copernic ; car Copernic a précipité la terre, jusque
là immobile, dans le
système mouvant de l'infini. Elle n'est donc intelligible
et réelle depuis
Copernic que par l'infini et celui qui accomplirait, en
philosophie, une
révolution analogue à celle de Copernic serait celui qui, au
lieu de s'appuyer tout
d'abord sur le moi présumé immobile, ferait entrer le moi
dans le système vivant
de la conscience infinie.
Car enfin : ou bien,
lorsqu'il soumet les choses à la législation du sujet
pensant, Kant entend par
là le moi humain, et alors il fait tourner l'infini
autour de la terre, il
va au rebours de Copernic ; ou bien il entend, par le
sujet pensant, la pensée
et la conscience absolue, avec ses conditions et ses
lois d'unité auxquelles
les choses se soumettent ; et alors c'est l'absolu lui-
même sous la forme de la
conscience et de la pensée ; c'est l'infini, c'est
Dieu. Et cela revient à
dire tout simplement que c'est autour de Dieu que tourne
le monde, que Dieu est
le centre véritable de l'univers...
Et aujourd'hui, de même
que nous ne pouvons observer l'infini sans la terre et
comprendre la terre sans
l'infini, nous ne pouvons connaître Dieu sans le moi et
comprendre notre moi
sans Dieu. Il n'y a pas d'effort d'abstraction qui puisse
isoler la terre de
l'infini ; il n'en est point qui puisse isoler le moi humain
de Dieu. Mais ce n'est
pas à un centre physique et grossier d'attraction que la
terre est soumise, c'est
à un centre idéal et divin qui est présent et agissant
en elle, comme il est
présent et agissant partout. En sorte que, par sa
soumission à l'infini,
la terre redevient centre, en un sens plus haut ; elle
n'est pas subordonnée à
une autre partie du monde ; elle est libre en Dieu et
par Dieu. De même, le
moi humain ne relève pas de la conscience divine comme
d'un autre moi
particulier et déterminé. Le moi humain n'est pas la conscience
absolue, mais la
conscience absolue est en lui comme elle est partout. C'est la
superstition
philosophique ou religieuse qui fait de Dieu un autre moi
particulier et clos,
analogue et extérieur au nôtre et dont le nôtre serait
esclave, comme c'était
la superstition astronomique qui faisait d'une partie du
monde, la terre analogue
et extérieure aux autres parties du monde, le centre
dont tout dépendait.
Rendre à l'univers son immensité, c'est affranchir tous les
astres qui se meuvent en
lui ; rendre à Dieu son immensité, c'est affranchir
toutes les consciences
qui se meuvent en lui. Dieu est une conscience infinie
dont le centre est
partout et la circonférence nulle part.
L'insuccès de tous les
penseurs qui ont prétendu étudier d'abord le moi sans
Dieu ou avant Dieu, et
la grossièreté des superstitieux qui font de Dieu je ne
sais quel objet matériel
et fini, extérieur à la conscience et étranger à
l'activité du moi, nous
avertissent de ne point séparer le moi et Dieu ; et
puisque Dieu s'exprime
et se manifeste dans le monde, dans l'espace, dans le
mouvement, dans la
sensation, il nous faut aussi, pour comprendre la conscience,
accepter le monde,
expression de Dieu.