Henri Laborit
Amour
Amour. Avec ce mot, on explique tout, on pardonne
tout, on valide tout parce que l’on ne cherche jamais à savoir ce qu’il
contient. C’est le mot de passe qui permet d’ouvrir les cœurs, les sexes, les
sacristies et les communautés humaines. Il couvre d’un voile prétendument
désintéressé, voire transcendant, la recherche de la dominance et le prétendu
instinct de propriété. C’est un mot qui ment à longueur de journée et ce
mensonge est accepté, la larme à l’œil, sans discussion, par tous les hommes.
Il fournit une tunique honorable à l’assassin, à la mère de famille, au prêtre,
aux militaires, aux bourreaux, aux inquisiteurs, aux hommes politiques.
L’amour déculpabilise, car pour que tous les groupes
sociaux survivent, c’est-à-dire maintiennent leurs structures hiérarchiques,
les règles de la dominance, il faut que les motivations profondes de tous les
actes humains soient ignorés.
Le mot d’amour se trouve là pour motiver la
soumission, pour transfigurer le principe du plaisir, l’assouvissement de la
dominance.
Aimer l’autre, cela devrait vouloir dire que l’on
admet qu’il puisse penser, sentir, agir de façon non conforme à nos propres
désirs, à notre propre gratification, accepter qu’il vive conformément au
nôtre. Mais l’apprentissage culturel au cours des millénaires a tellement lié
le sentiment amoureux à celui de possession, d’appropriation, de dépendance par
rapport à l’image que nous nous faisons de l’autre, que celui qui se
comporterait ainsi par rapport à l’autre serait en effet qualifié
d’indifférent.
Ce que l’on appelle « amour » naît du réenforcement
de l’action gratifiante autorisée par un autre être situé dans notre espace
opérationnel et le mal d’amour résulte du fait que cet être peut refuser d’être
notre objet gratifiant ou devenir celui d’un autre, se soustrayant ainsi plus
ou moins complètement notre action. Ce refus ou ce partage blesse l’image
idéale que l’on se fait de soi, blesse notre narcissisme et initie soit la
dépression, soit l’agressivité, soit le dénigrement de l’être aimé.
On naît, on vit et l’on meurt seul au monde, enfermé
dans sa structure biologique qui n’a qu’une seule raison d’être : celle de se
conserver. Mais, chose étrange, la mémoire et l’apprentissage font pénétrer les
autres dans cette structure, et, au niveau de l’organisation du moi, elle
n’était plus qu’eux.
La source profonde de l’angoisse existentielle,
occultée par la vie quotidienne et les relations interindividuelles dans une
société de production, est cette solitude de notre structure biologique
enfermant en elle-même l’ensemble, anonyme le plus souvent, des expériences que
nous n’avons pas retenues des autres. Angoisse de ne pas comprendre ce que nous
sommes et ce qu’ils sont, prisonniers enchaînés au même monde de l’incohérence
et de la mort.
Les autres
Le système nerveux vierge de l’enfant, abandonné en
dehors de tout contact humain, ne deviendra jamais un système nerveux humain.
Il ne lui suffit pas d’en posséder la structure initiale, il faut encore que
celle-ci soit façonnée par le contact avec les autres, et que ceux-ci, grâce à
la mémoire que nous en gardons, pénètrent en nous et que leur humanité forme la
nôtre.
Les sociétés de pénurie possèdent vraisemblablement
une conscience du groupe plus développée que les sociétés d’abondance. La
conscience de groupe reparaît quand le groupe se trouve conduit à défendre son
territoire contre l’envahissement par un groupe antagoniste. C’est alors
l’union sacrée.
Ce qui est défendu dans « l’union sacrée », dans la
guerre dite juste (elles le sont toujours), c’est avant tout une structure
sociale hiérarchique de dominance.
Au moyen d’une tromperie grossière, on arrive
parfois, en période de crise, à faire croire à l’individu qu’il défend
l’intérêt du groupe et se sacrifie pour un ensemble, alors que cet ensemble
étant déjà organisé sous forme d’une hiérarchie de dominance, c’est en fait à
la défense d’un système hiérarchique qu’il défend sa vie.
La mort
Ce que la mort fera disparaître avec la matrice
biologique qui ne peut en rien assurer à elle seule la création d’une
personnalité, ce sont « les autres ». Mais alors, peut-on dire que « nous
sommes nous », simplement parce que les autres se sont présentés dans un
certain ordre, temporel, variable avec chacun suivant certaines
caractéristiques, variables essentiellement avec le milieu, avec la niche que
le hasard de la naissance nous a imposé ?
Peut-on dire que nous existons en tant qu’individu
alors que rien de ce qui constitue cet individu ne lui appartient ? Alors qu’il
ne constitue qu’une confluence, qu’un lieu de rencontre particulier « des
autres » ? Notre mort n’est elle pas en définitive la mort des autres ?
Cette idée s’exprime parfaitement par la douleur que
nous ressentons à la perte d’un être cher. Cet être cher, nous l’avons
introduit au cours des années dans notre système nerveux, il fait partie de
notre niche. Les relations innombrables établies entre lui et nous que nous
avons intériorisées, font de lui une partie intégrante de nous-mêmes. La
douleur de sa perte est ressentie comme une amputation de notre moi,
c’est-à-dire comme la suppression brutale et définitive de l’activité nerveuse
que nous tenions de lui. Ce n’est pas lui que nous pleurons, c’est nous-mêmes.
Nous pleurons cette partie de lui qui était en nous et qui était nécessaire au
fonctionnement harmonieux de notre système nerveux.
La vraie famille de l’homme, ce sont ses idées, et
la matière et l’énergie qui leur servent de support et les transportent, ce
sont les systèmes nerveux de tous les hommes qui à travers les âges se
trouveront « informés » par elles. Alors, notre chair peut bien mourir,
l’information demeure, véhiculée par la chair de ceux qui l’ont accueillie et
la transmettent en l’enrichissant, de génération en génération.
La mort est pour l’individu la seule expérience
qu’il n’a jamais faite et pour laquelle le déficit informationnel est total.
Totale et définitive aussi l’angoisse qui en résulte puisque l’angoisse
survient lorsque l’on ne peut agir, c’est-à-dire, ni fuir, ni lutter.
Alors, l’Homme a imaginé des « trucs » pour occulter
cette angoisse.
D’abord, n’y pas penser, et pour cela agir, faire
n’importe quoi, mais quelque chose. L’angoisse de la mort chez le combattant
existe avant la bataille, mais pendant la lutte, elle disparaît, parce que
justement, il lutte, il agit.
La croyance en un autre monde où nous allons revivre
dès que nous aurons tourné la page où s’est inscrite notre existence dans
celui-là, est un moyen qui fut beaucoup utilisé, d’avoir une belle mort, une
mort édifiante.
La croyance (quelle que soit l’opinion que l’on a
d’un « au-delà ») que sa mort va
« servir » à quelque chose, qu’elle permettra
l’établissement d’un monde plus juste, qu’elle s’inscrira dans la lente
évolution de l’humanité, suppose que l’on sache vers quoi s’oriente l’humanité.
Combien sont morts avec cette conviction au même moment dans des camps
antagonistes, défendant des idéologies opposées, chacun persuadé qu’il
défendait la vérité. Mourir pour quelque chose qui nous dépasse, quelque chose
de plus grand que nous, c’est le plus souvent mourir pour un sous-ensemble
agressif et dominateur de l’ensemble humain.
Le bonheur
On ne peut être heureux si l’on ne désire rien. Le
bonheur est ignoré de celui qui désire sans assouvir son désir, sans connaître
le plaisir qu’il y a à l’assouvissement, ni le bien-être ressenti lorsqu’il est
assouvi.
La recherche du plaisir est canalisée par
l’apprentissage socioculturel, car la socio-culture décide pour vous de la
forme que doit prendre, pour être tolérée, cette action qui vous gratifiera.
Il est ainsi possible de trouver le bonheur dans le
conformisme, puisque celui-ci évite la punition sociale et crée les besoins
acquis qu’il saura justement satisfaire. Des sociétés qui ont établi leurs
échelles hiérarchiques de dominance, donc de bonheur, sur la production de
marchandises, apprennent aux individus qui les composent à n’être motivés que
par leur promotion sociale dans un système de production de marchandises. Cette
promotion sociale décidera du nombre de marchandises auquel vous avez droit, et
de l’idée complaisante que l’individu se fera de lui-même par rapport aux
autres. Elle satisfera son narcissisme.
Les automatismes créés dès l’enfance dans son
système nerveux n’ayant qu’un seul but, le faire entrer au plus vite dans un
processus de production, se trouveront sans objet à l’âge de la retraite, c’est
pourquoi celle-ci est rarement le début de l’apprentissage du bonheur, mais le
plus souvent l’apprentissage du désespoir.
La recherche de la dominance dans un territoire
donné a toujours été à la base des comportements humains.
La dominance permet de garder à sa disposition un être
ou un objet qui est convoité par d’autres.
« Eloge de la fuite »
Extraits
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