"Prendre son temps, se retirer et écouter..."
"Ma main est posée sur la table.
Par mes cinq doigts je sens le bois. Il y a là une certaine dureté, un poli, de
la chaleur et du froid en même temps, une qualité d'ensemble spécifique que je
sens et que je peux déterminer. Je ne bouge plus. Je m'arrête à ce que je
ressens. La main reste absolument immobile sur le bois. Une foule de nouvelles
qualités émergent. Elles se distinguent de la chaleur, du poli, de la dureté.
Au bout de mes doigts s'associent les doigts eux-mêmes, toute la main s'anime.
L'avant-bras s'y joint, puis tout à coup le bras et l'épaule, tout le côté intervient.
Finalement, je suis tout entier dans le bout des doigts qui, au-delà du
toucher, me transmettent l'expérience d'une réalité dont le caractère, la
richesse, la profondeur n'ont plus grand-chose de commun avec la qualité du
toucher ressentie tout d'abord. Mais ceci ne pouvait se produire qu'en
m'attardant, en laissant la main reposer, immobile, sur la table. Si je demeure
ainsi plus longtemps, il me semble qu'un courant s'établit de ma main à la
table, de la table à ma main, de moi à l'univers. C'est un échange vivant de
l'un vers l'autre, de l'un en l'autre, à travers lequel un grand Tiers,
lointain certes mais indiscutable, s'adresse à moi.
[...]
Existe-t-il une recommandation
d'ensemble sur la conduite qui facilite l'expérience du numineux dans les
rencontres avec le monde ? La réponse à cette question est : prendre son temps.
D'habitude, poussé par je ne sais quelle impulsion ou par la poursuite de ses
buts, l'homme se hâte et passe à côté de ce qu'il rencontre sur son chemin. A
peine l'aperçoit-il qu'il le juge, l'accepte un instant ou le rejette, et déjà
il poursuit sa route. A ce rythme, jamais la sagesse du silence ni la vie des
profondeurs ne peuvent lui parler.
Il faut un silence réceptif pour leur
permettre d'apparaître. Il faut "prendre son temps". Celui qui est
ouvert à l'initiation pratique l'art de s'attarder.
[...]
Voici donc les trois choses qu'il faut
constamment exercer : prendre son temps, se retirer et écouter au-dedans de
soi-même et des choses. En agissant ainsi, l'exercice des sens se développe
au-delà de leurs qualités habituelles pour atteindre la connaissance du monde
perceptible à la sensation qui regarde, touche, sent, goûte et entend toutes
les choses de l'intérieur et les découvre en leur Être essentiel."
Karlfried Graf DÜRCKHEIM
Extrait de « Méditer : pourquoi et comment. »
Paris - Le Courrier du
Livre (2006)
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