samedi 25 mai 2013

Morceaux choisis - Friedrich Nietzsche



Déchirer le voile

«J’ai découvert pour moi que la vieille humanité, la vieille animalité, oui même tous les temps primitifs et le passé de toute existence sensible, continuent à vivre en moi, à écrire, à aimer, à haïr, à conclure, – je me suis réveillé soudain au milieu de ce rêve, mais seulement pour avoir conscience que je rêvais tout à l’heure et qu’il faut que je continue à rêver, pour ne pas périr: tout comme il faut que le somnambule continue à rêver pour ne pas tomber.

Qu’est désormais pour moi l’ « apparence » ?
 Ce n’est certainement pas l’opposé d’un “être” quelconque – que puis-je énoncer de cet être, si ce n’est les attributs de son apparence?
 Ce n’est certes pas un masque inanimé que l’on pourrait mettre, et peut-être même enlever, à un X inconnu !
 L’apparence est pour moi la vie et l’action elle-même qui, dans son ironie de soi-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il y a là apparence et feu follet et danse des elfes et rien de plus – que, parmi ces rêveurs, moi aussi, moi “qui cherche la connaissance”, je danse le pas de tout le monde, que le “connaissant” est un moyen pour prolonger la danse terrestre, et qu’en raison de cela il fait partie de ces maîtres de cérémonie de la vie et que la sublime conséquence et le lien de toutes les connaissances sont et seront peut-être le moyen suprême d’assurer l’universalité de la rêverie et l’entente de tous ces rêveurs entre eux et, par cela même, de faire durer le rêve.»

L’homme vit dans de multiples dépendances

     Aussi longtemps que nous ne nous sentons pas dépendre de quoi que ce soit, nous nous estimons indépendants: sophisme qui montre combien l'homme est orgueilleux et despotique. Car il admet ici qu'en toutes circonstances il remarquerait et reconnaîtrait sa dépendance dès qu'il la subirait, son postulat étant qu'il vit habituellement dans l'indépendance et qu'il éprouverait aussitôt une contradiction dans ses sentiments s'il venait exceptionnellement à la perdre. Mais si c'était l'inverse qui était vrai, à savoir qu'il vit constamment dans une dépendance multiforme, mais s'estime libre quand il cesse de sentir la pression de ses chaînes du fait d'une longue accoutumance? S'il souffre encore, ce n'est plus que de ses chaînes nouvelles: le «libre arbitre» ne veut proprement rien dire d'autre que ne pas sentir ses nouvelles chaînes.

Critique du libre-arbitre

     Il ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce d'indulgence pour l'idée du
« libre-arbitre » ; nous savons trop bien ce que c'est : le tour de passe-passe théologique le plus suspect qu'il y ait, pour rendre l'humanité « responsable » à la façon des théologiens ; ce qui veut dire : pour rendre l'humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. Partout où l'on cherche à établir les responsabilités, c'est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dépouillé le devenir de son innocence, lorsque l'on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité, le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à des fins de châtiment, c'est-à-dire avec l'intention de trouver coupable. Toute l'ancienne psychologie, la psychologie de la volonté, n'existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d'infliger une peine, ou plutôt qu'ils voulurent donner ce droit à Dieu... Les hommes ont été considérés comme
« libres », pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. »

Friedrich Nietzsche

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