mercredi 30 août 2017

Chimères en poésie

Chimères en poésie


Dessin de Léonard de Vinci

 

« Elle a les yeux couleur de ma vague chimère, O toute poésie, ô toute extase, ô Mère ! A l'autel de ses pieds je l'honore en pleurant, Je suis toujours petit pour elle, quoique grand. »


Emile Nelligan 

Artisteécrivainpoète québécois (1879 - 1941)

 


Chacun sa chimère


    Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.

    Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain.

    Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l'ennemi.

    Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.

    Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.

    Et le cortège passa à côté de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.

    Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.

    Charles Baudelaire


La chimère


Une jeune chimère, aux lèvres de ma coupe,
Dans l'orgie, a donné le baiser le plus doux
Elle avait les yeux verts, et jusque sur sa croupe
Ondoyait en torrent l'or de ses cheveux roux.

Des ailes d'épervier tremblaient à son épaule
La voyant s'envoler je sautai sur ses reins ;
Et faisant jusqu'à moi ployer sou cou de saule,
J'enfonçai comme un peigne une main dans ses crins.

Elle se démenait, hurlante et furieuse,
Mais en vain. Je broyais ses flancs dans mes genoux ;
Alors elle me dit d'une voix gracieuse,
Plus claire que l'argent : Maître, où donc allons-nous ?

Par-delà le soleil et par-delà l'espace,
Où Dieu n'arriverait qu'après l'éternité ;
Mais avant d'être au but ton aile sera lasse :
Car je veux voir mon rêve en sa réalité.



La chimère

La chimère a passé dans la ville où tout dort,
Et l'homme en tressaillant a bondi de sa couche
Pour suivre le beau monstre à la démarche louche
Qui porte un ciel menteur dans ses larges yeux d'or.

Vieille mère, enfants, femme, il marche sur leurs corps...
Il va toujours, l'œil fixe, insensible et farouche...
Le soir tombe... il arrive ; et dès le seuil qu'il touche,
Ses pieds ont trébuché sur des têtes de morts.

Alors soudain la bête a bondi sur sa proie
Et debout, et terrible, et rugissant de joie,
De ses grilles de fer elle fouille, elle mord.

Mais l'homme dont le sang coule à flots sur la terre,
Fixant toujours les yeux divins de la chimère
Meurt, la poitrine ouverte et souriant encor.

Albert Samain
Symphonie héroïque


Sur le pays des chimères

Sur le pays des chimères
Notre vol s’est arrêté :
Conduis-nous en sûreté
Pour traverser ces bruyères,
Ces rocs, ce champ dévasté.

Vois ces arbres qui se pressent
Se froisser rapidement ;
Vois ces roches qui s’abaissent
Trembler dans leur fondement.
Partout le vent souffle et crie !

Dans ces rocs, avec furie,
Se mêlent fleuve et ruisseau ;
J’entends là le bruit de l’eau,
Si cher à la rêverie !
Les soupirs, les vœux flottants,
Ce qu’on plaint, ce qu’on adore…
Et l’écho résonne encore
Comme la voix des vieux temps,

Ou hou ! chou hou ! retentissent ;
Hérons et hiboux gémissent,
Mêlant leur triste chanson ;
On voit de chaque buisson
Surgir d’étranges racines ;
Maigres bras, longues échines ;
Ventres roulants et rampants ;
Parmi les rocs, les ruines,
Fourmillent vers et serpents.

À des nœuds qui s’entrelacent
Chaque pas vient s’accrocher !
Là des souris vont et passent
Dans la mousse du rocher.
Là des mouches fugitives
Nous précèdent par milliers,
Et d’étincelles plus vives
Illuminent les sentiers.

Mais faut-il à cette place
Avancer ou demeurer ?
Autour de nous tout menace,
Tout s’émeut, luit et grimace,
Pour frapper, pour égarer ;
Arbres et rocs sont perfides ;
Ces feux, tremblants et rapides,
Brillent sans nous éclairer !…

Gérard de Nerval
Odelettes

J'en ai ma part : veau d'or, sphinx, chimères, griffons,
Les princes des démons et les princes des prêtres,
Synodes, sanhédrins, vils muphtis, scribes traîtres,
Ceux qui des empereurs bénissaient les soldats,
Ceux que payait Tibère et qui payaient Judas,
Ceux qui tendraient encore à Socrate le verre,
Ceux qui redonneraient à Jésus le calvaire,
Tous ces sadducéens, tous ces pharisiens,
Ces anges, que Satan reconnaît pour les siens,
Tout cela, c'est partout. C'est la puissance obscure.

Victor Hugo
Religions et religion  






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