Épitaphe
Il a vécu tantôt gai
comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.
Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.
C'était la Mort ! Alors il la pria d'attendre
Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.
Il était paresseux, à ce que dit l'histoire,
Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.
Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie,
Il s'en alla disant : " Pourquoi suis-je venu ? "
Photographie de Nadar
« Ainsi ce doute éternel de l’immortalité de l’âme qui affecte
les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de
tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des
signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux
que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce
mélancolie. »
Aurélia
Rue de la Vieille Lanterne, à Paris
« Ma bonne et
chère tante, dis à ton fils qu'il ne sait pas que tu es la meilleure des mères
et des tantes. Quand j'aurai triomphé de tout, tu auras ta place dans mon
Olympe, comme j'ai ma place dans ta maison. Ne m'attends pas ce soir, car la
nuit sera noire et blanche. »
Gérard Labrunie
(24 janvier 1855)
Le matin du 26 janvier 1855, il est
retrouvé pendu, rue de la Vieille Lanterne, derrière le Châtelet. Il n'a pas de
manteau. La veille, en soirée, le poète a emprunté sept sous pour manger. Paris
disparaît sous la neige. Il fait moins 18 degrés.
Gravure de Gustave Doré
« L'éternité profonde
Souriait dans vos yeux...
Flambeaux éteints du monde
Rallumez-vous aux cieux! »
Meurtre
ou suicide ?
«
Mon cher Monselet,
Je
ne sais jusqu’à quel point il importe historiquement d’établir si le cher et
doux Gérard de Nerval s’est ou a été pendu. Mais comme il n’est, d’autre part,
vérité qui soit indifférente et que tu prends parti pour la seconde hypothèse,
je crois que tu fais erreur, et je te soumets ce sur quoi je m’appuie.
Quelques-uns,
partisans de la légende suicide – comme je le suis avec certitude
absolue – ont mis cette mort sur le compte de la folie. Folie est vite
dit. Mais d’abord qui de nous peut dire de son voisin : « Celui-là
est fou ? »
D’autres
ont cru devoir l’en défendre. Défendre de quoi ? Ne meurt pas fou qui
veut, quand cette folie nous a laissé tomber du nuage, dont elle se garda
toujours de descendre, l’Œuvre si original, personnel, qui commence par
l’exquise églogue de Sylvie pour
s’arrêter à l’imbroglio fantastique des Filles
de feu.
Enfin,
on a parle de la pauvreté de Gérard et de l’unique pièce de dix centimes
trouvée sur lui. Le vrai motif n’est pas encore tout à fait là.
Si
pauvre que fut en effet Gérard, il était fait à l’habitude de cette pauvreté
qui lui tint compagnie fidèle toute sa vie, un jour excepté : fut-ce un
jour ou une heure ? Et qui donc, ayant eu la grâce d’entrevoir seulement
le charmant rêveur si bienveillant à tous, inoffensif même au mal, âme naïve de
petit enfant et pourtant si énergiquement dévoué à ceux qu’il aimait,
– qui oserait faire aux amis de Gérard si serrés autour de lui :
Gautier, A. Dumas père, l’inépuisable hospitalier, Méry, de Stadler, qui
le soigna comme une sœur de charité. Célestin Nanteuil, Hetzel, Bell, Asselineau,
A. Houssaye et tant d’autres, l’offense de douter que le poète n’eût pas
toujours à choisir entre ceux qui lui offraient la bourse, la table et le
toit ?
Mais
Gérard refusait toujours, et, vers la fin, plus opiniâtrement que jamais.
Il craignait de ne pas rendre.
C’est là, crois-le bien, mon cher Monselet, qu’il faut chercher, parce que
c’est là seulement que tu trouves.
Absolument
incapable de production suivie et surtout de « fabrication »
littéraire, Gérard, ne savait que couver son œuvre jusqu’à ce qu’il la jugeât
vaillante pour l’essor, et il n’eût jamais eu à se tenir pour déshonoré d’avoir
fait autrement parce que faire autrement lui était physiologiquement
impossible. Dans ces conditions, il est plus que difficile au cerveau d’être
toujours prêt à servir l’estomac à ses heures. À cette incapacité absolue de la
production courante, il faut joindre encore l’innocence antique de Gérard,
l’ignorance native et éternelle de ce qu’on nomme « la pratique, » en
un mot la plus ferme incapacité devant le Réel, c’est-à-dire devant le combat
de la vie moderne au jour le jour, autrement difficile et féroce au boulevard
des Italiens et le long d’Oxford street que dans l’île la plus déserte des
Feroë. Maintenant, à la fierté du poète, à son respect légitime de lui-même, si
tu ajoutes l’insurmontable réserve, les délicatesses ultra-sensitives de
l’homme né d’une certaine façon, du « gentleman » (ils sont tout
aussi bien de roture), voilà notre Robinson condamné inexorablement à la mort
par la faim.
Mais
encore, comment ne tiendrions-nous pas compte, spécialement en cette fin
finale, de la caractéristique dominante de Gérard de Nerval ? Celui qui
fut l’écrivain impeccablement précis, celui qui vigoureusement traduisit à
dix-huit ans, le Faust et que
Gœthe déjà « respectait, » il était aussi et surtout celui que Janin
avait appelé « le rêveur éveillé, » l’esprit flottant éperdument par
les sphères du monde hyperphysique, l’illuminé toujours en quête du fantastique
et respectueux des nécromanciens, vagabond du nuage, ivre-vivant d’imaginaire,
et qui, de la plate-forme de la tour, eût sans hésiter posé le pied sur le vide
n’ayant jamais rien soupçonné, ne croyant à rien de ce qui est en bas.
J’arrive
aux faits.
Gérard
était venu de très bon matin, la veille de sa mort, chez le meilleur de nous,
notre regretté Charles Asselineau, alors rue de Savoie, et il lui avait demandé
« sept sous » pour se rendre au cabinet de lecture où il avait sa
coutume de travail.
Asselineau,
voyant, par le froid très rigoureux de ce matin de janvier – 18 degrés, –
le pauvre ami vêtu seulement de son petit habit noir et
– symptomatique ! – sans le paletot marron qu’il portait en
manteau, les manches tombantes, évidemment engagé de la veille, puisque nous le
lui voyions l’avant-veille encore, Asselineau lui ouvrit aussitôt sa bourse.
Gérard s’obstina à ne prendre que strictement les quelques centimes qu’il avait
demandés. Il était visiblement préoccupé, soucieux même, lui, l’immatériel,
d’une placidité si imperturbable toujours par sa vie d’insouciance inouïe et de
personnel abandon.
Il
dit « textuellement » à Charles :
« Je
ne sais ce qui va m’arriver, mais je suis inquiet. Depuis plusieurs jours, je
ne puis littéralement plus écrire une ligne. Je crains de ne pouvoir plus rien
produire… Je veux, encore une fois, essayer
aujourd’hui… »
Il
alla essayer, en effet, car il resta une grande partie de la journée attablé au
cabinet de lecture, et il est à croire que son esprit, frappé de cette
préoccupation de stérilité, ne lui fournit cette fois rien encore ; les
petits feuillets de copie raturés, qu’on trouva sur lui, avaient été écrits les
jours précédents. Alors, insuffisamment vêtu, l’estomac à peu près vide, le
cerveau grand ouvert aux chimères, il erra sans doute le soir et pendant cette
nuit glaciale, s’exaltant à mesure dans l’isolement et le silence de cette
marche au hasard par les ruelles sans nom, de la vieille cité, qu’il savait
mieux que personne, voyant plus distinctement à chaque pas, dans la neige
épaisse, le menaçant fantôme d’une vie désormais improductive et « sans
dignité, » – entendant l’appel, – jusqu’à ce qu’il s’arrêtât
court, pour en finir. Et ses doigts engourdis attachèrent le lacet à ce
quatrième barreau…
Son
corps était tiède encore lorsqu’au petit jour on le découvrit.
Le
cordon avec lequel il se pendit était, non, comme tu le dis, un cordon de
tablier, mais un bout de lacet de corset, blanc, avec son ferret en cuivre,
qu’il nous tirait volontiers de sa poche depuis une huitaine de jours, nous
assurant que c’était « la jarretière de Mme de Longueville, » et
il nous la développait avec des précautions respectueuses… Ullum magnum ingenium sine mixtura dementiæ :
saint Augustin avait peut-être raison ; mais qu’importe !…
Le
hasard voulut que ce fût précisément un de nos anciens amis du collège Bourbon,
le docteur Pau, mort il y a cinq ans, qui coupa le cordon. Pau se trouvait
cette nuit-là chef du poste de la garde nationale à l’Hôtel de Ville. Il
essaya, à plusieurs reprises, pendant
près d’une heure, de pratiquer l’insufflation, et je n’ai pas été le
seul à attribuer à cette tentative, poussée héroïquement à l’excès,
l’effroyable ulcère buccal dont le brave Pau souffrit plusieurs années, et qui
faillit nous l’enlever avant l’heure : que l’honneur tardif lui soit
fait ! – Dans son rapport, le docteur Pau atteste l’absence absolue
de toutes violences sur le corps, ecchymoses par contusion ou compression, et
il affirme le suicide, indiscutable suivant lui. Nombre de fois, il revint avec
moi sur ce triste souvenir, m’établissant à nouveau les gages de sa conviction.
Et
qui eût eu intérêt à tuer cet inoffensif par excellence, cet innocent, ce
pauvre parmi les pauvres ? Et encore, pour cette besogne par trop vaine,
qui eût été précisément rechercher au fond des poches de Gérard la fameuse
jarretière de Mme de Longueville ?
L’objection,
la seule objection à laquelle peuvent s’attacher quelques esprits, n’est que
spécieuse : Gérard avait dû relever les jarrets pour que ses pieds ne
portassent plus et ainsi rester suspendu. Mais on sait dans quel nombre de cas la
médecine légale a constaté cette même énergie de volonté chez les strangulés
volontaires. Et, de fait, était-ce bien à terre que la Mort pouvait saisir cet
esprit ailé ?
Aux
constats de l’ordre physique affirmés par la science, réunis, mon cher Monselet,
les appréciations et déductions morales, – plus motivées encore que,
personnellement, il ne m’appartient ici de le dire, – la déposition
sincère des deux amis qui eurent le plus de notre Gérard dans ses derniers
jours, considère le caractère de l’homme dans sa vie tout entière, et, dans le
même pieux souvenir de respect ému et d’infinie compassion, conclus avec nous
que Gérard de Nerval s’est tué, et qu’il s’est tué par honneur !
Ne
crois-tu pas cette fois la cause entendue ? »
Ton NADAR
Félix
Tournachon, dit Nadar, né le 6 avril 1820, rue Saint-Honoré et mort le 20 mars
1910 dans la même ville, est un caricaturiste, écrivain, aéronaute et
photographe français. Il publie à partir de 1854 une série de portraits
photographiques de personnalités contemporaines.
« Était-il
arrivé à ce triste lieu par hasard ? L’avait-il cherché ? La
maîtresse d’un logis à la nuit, situé dans la rue, aurait dit, prétend-on,
qu’elle avait entendu frapper à sa porte vers les trois heures du matin, et,
quoique tous ses lits fussent occupés, qu’elle avait eu comme un regret de
n’avoir pas ouvert. Était-ce vrai, était-ce lui ? »
(Champfleury, Grandes Figures d’hier et
d’aujourd’hui : Balzac, Gérard de Nerval, etc., Paris, 1861)
« C’était
là, pendu avec un cordon de tablier dont les deux bouts se rejoignaient sur sa
poitrine, les pieds presque touchant terre, qu’un des hôtes du garni, en
sortant pour se rendre au travail, l’avait trouvé, lui, l’amant de la reine de
Saba ! C’était à n’y pas croire, et cependant cela était ainsi : Gérard
de Nerval s’est pendu, ou on l’avait pendu. »
(Alfred Delvau, Gérard de Nerval, sa vie et ses
œuvres, Paris, 1865)
Partout
le même doute ! Partout la même incertitude !
Mais,
selon moi, le plus de probabilités est pour le meurtre.
Je
sais bien que Gérard de Nerval était fou, mais c’était un fou d’une espèce
particulière, raisonnante. Il avait horreur de la mort, je ne saurais trop y
insister ; il l’avait toujours eue. Par contre, il s’était fait un cercle
de petits bonheurs, de petits voyages, de petites promenades, qui lui
suffisaient depuis son retour d’Orient.
Pourquoi
se serait-il tué ? Nadar croit en trouver la raison dans un sentiment tout
à coup développé de sa dignité. Singulière manière d’affirmer sa dignité, que
de la cracher avec sa vie dans une bouche d’égout ! Et du moment que nous
reconnaissons en lui un esprit et un cœur tout faits de délicatesse,
n’aurait-il pas craint d’affliger jusqu’à l’épouvante ses nombreux
camarades ?
N’est-il
pas plus sensé d’admettre qu’entré dans un bouge, et déjà sous l’empire de ses
hallucinations, Gérard aurait été l’objet d’une chétive convoitise et d’un coup
de main facile ?
Que
devait peser le doux rêveur, sous l’étreinte d’un malfaiteur ?
À
demi étourdi, il aura été transporté et accroché à la grille voisine. Le
premier cordon venu (j’admets même qu’il ait été pris dans sa poche) aura fait
l’affaire. On lui aura remis son chapeau sur la tête et on l’aura laissé là, où
le froid l’aura suffoqué bientôt. De là, cette absence de souffrance sur les
traits.
J’aime
mieux cette version, pour la mémoire de l’être vagabond et aimant qui pouvait,
s’adressant à son âme, dire comme Hégésippe Moreau :
De mes erreurs, toi, colombe
endormie,
Tu n’as été complice ni témoin…
CH. MONSELET
Charles Monselet, né à Nantes le 30 avril 18251 et mort
à Paris 9e le 19 mai 18882, est un écrivain, journaliste, romancier, poète et
auteur dramatique français. Surnommé « le roi des gastronomes » par ses
contemporains, il est, avec Grimod de la Reynière, le baron Brisse et Joseph
Favre, l'un des premiers journalistes gastronomiques français.
Et, le surlendemain, Alexandre Dumas écrivit
dans son journal le Mousquetaire :
« C’est là que, vendredi matin,
à sept heures trois minutes, on a trouvé le corps de Gérard encore chaud et
ayant son chapeau sur la tête.
L’agonie a été douce, puisque le
chapeau n’est pas tombé. À moins toutefois que ce que nous croyons un acte de
folie ne soit un crime ; que ce prétendu suicide ne soit un véritable
assassinat. Ce lacet blanc, qui semble arraché à un tablier de femme, est
étrange.
Ce chapeau, que les tressaillements
de l’agonie ne font pas tomber de la tête de l’agonisant, est plus étrange
encore. Le commissaire, M. Blanchet, est un homme d’une grande
intelligence, et nous sommes sûr que, d’ici à quelques jours, il pourra
répondre à notre question. »
« La muse est entrée dans mon cœur
comme une déesse aux paroles dorées, elle s’en est échappée comme une pythie en
jetant des cris de douleur. »
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