Le Mot
Braves gens, prenez garde aux choses
que vous dites !
Tout peut sortir d'un mot qu'en
passant vous perdîtes ;
Tout, la haine et le deuil !
Et ne m'objectez pas que vos amis sont
sûrs et que vous parlez bas.
Écoutez bien ceci :
Tête à tête, en pantoufles,
Portes closes, chez-vous, sans un
témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille du plus
mystérieux de vos amis de cœur
Ou si vous aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant
presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds
sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce mot ‑ que vous croyez que l'on n'a
pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu
sourd,
Court à peine lâché, part, bondit,
sort de l'ombre.
Tenez, il est dehors!
Il connaît son chemin ;
Il marche, il a deux pieds, un bâton à
la main,
De bons souliers ferrés, un passeport
en règle ;
Au besoin il prendrait des ailes comme
l'aigle !
Il vous échappe, il fuit, rien ne
l'arrêtera;
Il suit le quai, franchit la place, et
cætera
Passe l'eau sans bateau dans la saison
des crues ;
Et va tout à travers un dédale de
rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez
parlé.
Il sait le numéro, l'étage; il a la
clef,
Il monte l'escalier, ouvre la porte,
passe, entre, arrive,
Et railleur, regardant l'homme en face
dit;
« Me voilà! Je sors de la bouche
d'untel »
Et c'est fait.
Vous avez un ennemi mortel!
Victor Hugo
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