“Après avoir découvert que la vie n’a aucun sens, il ne nous reste rien d’autre à faire que de lui donner un sens.”
Lucian Blaga - Pierres pour mon monument
Lucian Blaga, poète roumain, né le 9 mai 1895, mort le 6 mai 1961. Philosophe, théologien et poète, Voilà cent vingt ans naissait Lucian Blaga. Poète, dramaturge, philosophe. Avant tout poète, le plus grand poète roumain du XXe siècle, l’une des grandes voix européennes..
Autoportrait
Lucian
Blaga est muet comme un cygne.
Dans sa patrie la neige de l'être tient lieu de mots.
Son âme est en quête, quête muette et séculaire,
depuis toujours, jusqu'à l'ultime frontière.
Il va cherchant l'eau où boit l'arc-en-ciel.
Il va cherchant l'eau où l'arc-en-ciel
boit sa beauté et son néant.
La grande traversée
Le soleil au zénith tient la balance
du jour.
Le ciel se donne aux eaux d’en bas.
En passant, les bestiaux aux yeux
sages
regardent sans épouvante leur image
dans les rivières.
Les feuillages profonds referment
leur voûte
sur une longue et ancienne histoire.
Rien n’aspire à être autrement.
Seul mon sang crie à travers les
forêts
après sa lointaine enfance,
comme un vieux cerf
à la recherche de sa biche perdue
dans la mort.
Peut-être a-t-elle péri sous les
rochers,
la terre l’a peut-être engloutie.
J’attends en vain de ses nouvelles,
seules les grottes résonnent,
et les ruisseaux demandent à couler
en profondeur.
Sang muet,
oh si seulement les bruits se
taisaient, comme on entendrait
les pas de la biche à travers la mort.
J’avance hésitant sur mon chemin –
et comme l’assassin qui bâillonne
un cri vaincu,
je ferme avec mes poings toutes les
sources
pour qu’elles se taisent à jamais,
à jamais.
(L’étoile la plus triste ; traduit du roumain par Sanda Stolojan)
Le secret de l’initié (1924)
Dernier jour. Homme, c’est vrai :
De tout ce qui a été,
Rien n’a changé.
En haut, tourne le même ciel,
En bas, s’étend la même terre.
Mais un chant a surgi, au large,
Profond et mystérieux, au large.
On dirait que, dans les profondeurs,
les cercueils
Ont cédé et que s’en sont envolés
Vers le ciel d’innombrables
alouettes.
Homme, le jour du jugement
Est pareil à tout autre jour.
Fais plier tes genoux,
Tords-toi les mains,
Ouvre les yeux, étonne-toi.
Homme, je t’en dirais bien davantage,
Mais c’est en vain…
D’ailleurs, des étoiles se lèvent
Et me font signe de me taire.
Et me font signe de me taire.
Dans la grande traversée (1924) – Traduit par Philippe Loubière
Un homme se penche
Je me penche :
suis-je au-dessus de la mer
ou bien sur la margelle d’une pauvre
pensée ?
– Je ne sais.
Mon âme roule jusqu’au fond
telle une bague qui glisse
du doigt émacié par la maladie.
Viens, ô fin ! répands ta cendre sur
toutes choses.
Il n’y a plus d’appel pour
m’étourdir,
ni de chemin qu’il me tarde de
parcourir.
Viens, ô fin.
Accoudé une fois encore
à ras de terre je me soulève,
l’oreille à l’écoute.
Il me semble entendre au loin
une eau frappant un rivage.
Autrement rien, rien,
rien.
L’étoile la plus triste; traduit par Sanda Stolojan
J’attends ma nuit profonde
Dans la voûte étoilée, là nage mon
regard -
mais je sais que je porte aussi moi
en mon âme
de multiples étoiles
et des voies lactées innombrables,
splendeurs des ténèbres.
Mais je ne les vois pas,
j’ai trop de soleil en moi
et je ne peux les voir.
J’attends que mon jour se couche
et que mon horizon ferme ses
paupières,
j’attends ma nuit profonde, nuit et
douleur,
que dans mon ciel tout s’obscurcisse
et qu’alors en moi se lèvent des
étoiles,
mes étoiles,
que je n’ai encore
jamais vues.
(Dans le grand passage)
Aux lecteurs
Ici c’est ma maison. Au-delà le
soleil et le jardin avec ses ruches.
Vous passez sur la route, regardant
au travers des grilles de ma porte
attendant que je parle.
- Par où commencer?
Croyez-moi, croyez-moi,
on peut parler de tout et de
n’importe quoi:
du sort, du serpent du bien,
des archanges qui labourent avec leur
charrue
les jardins des hommes,
du ciel vers lequel nous nous
dressons,
de la haine et de la chute, des
tristesses et des crucifixions,
et, avant tout, de la grande
traversée.
Mais les mots ne sont que les larmes
de ceux qui auraient tant voulu
pleurer, mais n’ont pas pu.
Combien amère est toute parole
c’est pourquoi, laissez-moi
marcher en silence parmi vous,
et venir à votre rencontre les yeux
fermés.
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