lundi 5 mars 2012

Morceaux choisis - Victor Hugo




Les mots sont les passants mystérieux de l'âme…

« Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant.

 La main du songeur vibre et tremble en l'écrivant;
 La plume, qui d'une aile allongeait l'envergure,
 Frémit sur le papier quand sort cette figure,
 Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu,
 Face de l'invisible, aspect de l'inconnu;
 Créé, par qui? forgé, par qui? jailli de l'ombre;
 Montant et descendant dans notre tête sombre,
 Trouvant toujours le sens comme l'eau le niveau;
 Formule des lueurs flottantes du cerveau.

 Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.

 Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses,
 Ou font gronder le vers, orageuse forêt.
 Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret.
 Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou bacchante,
 S'offre, se donne ou fuit; devant Néron qui chante
 Ou Charles-Neuf qui rime, il recule hagard;
 Tel mot est un sourire, et tel autre un regard;
 De quelque mot profond tout homme est le disciple;
 Toute force ici-bas a le mot pour multiple;
 Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,
 Le creux du crâne humain lui donne son relief;
 La vieille empreinte y reste auprès de la nouvelle;
 Ce qu'un mot ne sait pas, un autre le révèle;
 Les mots heurtent le front comme l'eau le récif;
 Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif
 Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes;
 Comme en un âtre noir errent des étincelles,
 Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
 Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous;
 Les mots sont les passants mystérieux de l'âme
 Chacun d'eux porte une ombre ou secoue une flamme;
 Chacun d'eux du cerveau garde une région;
 Pourquoi? c'est que le mot s'appelle Légion,
 C'est que chacun, selon l'éclair qui le traverse,
 Dans le labeur commun fait une œuvre diverse;
 C'est que de ce troupeau de signes et de sons
 Qu'écrivant ou parlant, devant nous nous chassons,
 Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues;
 C'est que, présent partout, nain caché sous les langues,
 Le mot tient sous ses pieds le globe et l'asservit;
 Et, de même que l'homme est l'animal où vit
 L'âme, clarté d'en haut par le corps possédée,
 C'est que Dieu fait du mot la bête de l'idée.

 Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits. »

Victor Hugo
« Les contemplations »  
Livre I  (1855)

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