samedi 23 juin 2012

Morceaux choisis - Jean Jaurès


Jean Jaurès, Poésie


L’étonnement éternel

L’Infini, en même temps qu’il est la suprême clarté, est le suprême mystère. L’être infini est une inépuisable réponse à une inépuisable question ; Dieu même, en se comprenant comme être et en comprenant tout par soi, s’étonne d’être ; le jour où nous saurions tout, où nous verrions tout, nous aurions mis un terme à notre ignorance, mais point à notre étonnement ; l’étonnement n’est pas seulement à l’origine de la science, il est au bout et, à l’infini, il se confond avec la science elle-même ; l’infini a besoin, pour résister à la négation, de s’affirmer sans cesse, et c’est cette affirmation renouvelée qui renouvelle le monde ; il y a au fond de toute chose un étonnement divin qui met dans la monotonie des matins renaissants une fraîcheur d’aurore première et qui prolonge dans le rêve les perspectives voilées du soir.

Comme un rêve

Bien souvent, dans la contemplation et la rêverie, nous jouissons de l'univers
sans lui demander ses comptes ; nous aspirons la vie enivrante de la terre avec
une irréflexion absolue, et la nuit étoilée et grandiose n'est plus bientôt,
pour notre âme qui s'élève, une nuit dans la chaîne des nuits. Elle ne porte
aucune date ; elle n'éveille aucun souvenir ; elle ne se rattache à aucune
pensée ; on dirait qu'elle est, au-dessus même de la raison, la manifestation de
l'éternel. Nous ne nous demandons plus si elle est une réalité ou un rêve, car
c'est une réalité si étrangère à notre action individuelle et à notre existence
mesquine qu'elle est, pour nous, comme un rêve ; et c'est un songe si plein
d'émotion délicieuse qu'il est l'équivalent de la réalité.

L'âme de la terre

Le son émane bien des êtres eux-mêmes, il sort bien des entrailles de la vie ;
mais il exprime surtout les aspirations, les mouvements, les tendances de la vie
; il n'exprime pas la vie elle-même et son travail subtil : je veux dire
l'élaboration secrète et continue que la vie fait subir aux éléments que lui
fournit la terre. C'est là ce qu'expriment les parfums ; ils nous mettent en
relation avec la vie profonde des éléments, épurée, raffinée. Ils versent en
nous, à certaines heures, une ivresse de vie, et ils suppriment, si je puis
dire, la grossièreté de la terre. Eh quoi ! c'est de la terre grossière que sort
le parfum de la rose ? Oui, certes ; et aux premières journées printanières,
quand tout est senteur, il semble bien que la terre profonde exhale son âme, et,
comme les parfums agissent sur notre vie intérieure, sur nos sentiments et nos
pensées mêmes, le divorce hautain de l'esprit et de la terre est un moment
aboli.

Descente dans l’infini

Dans cette architecture étrange qu'on appelle la matière, nous avons beau
descendre vers les fondements, nous ne trouvons point une assiette fixe : les
pierres que l'on croyait fondamentales entrent en mouvement ; elles entrent en
danse, et c'est sur des tourbillons subtils que repose jusqu'ici l'édifice
solide du monde. Mais, descendons plus bas encore, et au-dessous même de l'atome
; l'atome, dit-on, est un tourbillon d'éther ; c'est donc l'éther qui va être la
matière première, le substratum définitif de tous les mouvements ; soit, mais
l'éther lui-même, dans son apparence d'immuable sérénité, est traversé de
mouvements innombrables ; tous les rayonnements de lumière et de chaleur, tous
les courants et tous les jets d'électricité et de magnétisme, tous les
mouvements qui correspondent dans les corps aux phénomènes de la pesanteur et,
dans les composés chimiques, aux phénomènes de l'affinité émeuvent incessamment
l'éther ; et appuyer le monde sur l'éther, c'est l'appuyer sur une mer de
mouvements immenses et aux vagues toujours remuées. Il faut bien pourtant que
les mouvements de l'univers soient les mouvements de quelque chose ; il faut
bien qu'il y ait une réalité en mouvement, une substance du mouvement.

Je ne sais pas où il faut s'arrêter ; je ne sais pas s'il faut s'arrêter ou
descendre encore.

L'âme et Dieu

Je n'ai jamais bien compris, je l'avoue, la comparaison fameuse dans laquelle
Kant rapproche la révolution intellectuelle accomplie par lui de la révolution
astronomique accomplie par Copernic ; car Copernic a précipité la terre, jusque
là immobile, dans le système mouvant de l'infini. Elle n'est donc intelligible
et réelle depuis Copernic que par l'infini et celui qui accomplirait, en
philosophie, une révolution analogue à celle de Copernic serait celui qui, au
lieu de s'appuyer tout d'abord sur le moi présumé immobile, ferait entrer le moi
dans le système vivant de la conscience infinie.

Car enfin : ou bien, lorsqu'il soumet les choses à la législation du sujet
pensant, Kant entend par là le moi humain, et alors il fait tourner l'infini
autour de la terre, il va au rebours de Copernic ; ou bien il entend, par le
sujet pensant, la pensée et la conscience absolue, avec ses conditions et ses
lois d'unité auxquelles les choses se soumettent ; et alors c'est l'absolu lui-
même sous la forme de la conscience et de la pensée ; c'est l'infini, c'est
Dieu. Et cela revient à dire tout simplement que c'est autour de Dieu que tourne
le monde, que Dieu est le centre véritable de l'univers...

Et aujourd'hui, de même que nous ne pouvons observer l'infini sans la terre et
comprendre la terre sans l'infini, nous ne pouvons connaître Dieu sans le moi et
comprendre notre moi sans Dieu. Il n'y a pas d'effort d'abstraction qui puisse
isoler la terre de l'infini ; il n'en est point qui puisse isoler le moi humain
de Dieu. Mais ce n'est pas à un centre physique et grossier d'attraction que la
terre est soumise, c'est à un centre idéal et divin qui est présent et agissant
en elle, comme il est présent et agissant partout. En sorte que, par sa
soumission à l'infini, la terre redevient centre, en un sens plus haut ; elle
n'est pas subordonnée à une autre partie du monde ; elle est libre en Dieu et
par Dieu. De même, le moi humain ne relève pas de la conscience divine comme
d'un autre moi particulier et déterminé. Le moi humain n'est pas la conscience
absolue, mais la conscience absolue est en lui comme elle est partout. C'est la
superstition philosophique ou religieuse qui fait de Dieu un autre moi
particulier et clos, analogue et extérieur au nôtre et dont le nôtre serait
esclave, comme c'était la superstition astronomique qui faisait d'une partie du
monde, la terre analogue et extérieure aux autres parties du monde, le centre
dont tout dépendait. Rendre à l'univers son immensité, c'est affranchir tous les
astres qui se meuvent en lui ; rendre à Dieu son immensité, c'est affranchir
toutes les consciences qui se meuvent en lui. Dieu est une conscience infinie
dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

L'insuccès de tous les penseurs qui ont prétendu étudier d'abord le moi sans
Dieu ou avant Dieu, et la grossièreté des superstitieux qui font de Dieu je ne
sais quel objet matériel et fini, extérieur à la conscience et étranger à
l'activité du moi, nous avertissent de ne point séparer le moi et Dieu ; et
puisque Dieu s'exprime et se manifeste dans le monde, dans l'espace, dans le
mouvement, dans la sensation, il nous faut aussi, pour comprendre la conscience,
accepter le monde, expression de Dieu.

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