samedi 16 juin 2012

Morceaux choisis - Germaine de Stael




« J’ai voulu peindre une des principales maladies morales de notre siècle : cette fatigue, cette incertitude, cette absence de force, cette analyse perpétuelle, qui place une arrière-pensée à côté de tous les sentiments et qui les corrompt dès leur naissance. »

Benjamin Constant (Adolphe)

Mélancolie

« La poésie mélancolique est la poésie la plus d'accord avec la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l'homme, que toute autre disposition de l'âme. Les poètes anglais qui ont succédé aux Bardes Ecossais, ont ajouté à leurs tableaux les réflexions et les idées que ces tableaux même devaient, faire naître; mais ils ont conservé l'imagination du nord, celle qui se plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages; celle enfin qui porte vers l'avenir,  vers  un  autre  monde,  l'âme  fatiguée  de sa  destinée.  L'imagination  des hommes du nord s'élance au-delà de cette terre dont ils habitaient les confins; elle s'élance  à  travers  les  nuages  qui  bordent  leur  horizon,  et  semblent  représenter l'obscur passage de la vie à l'éternité.
L'on ne peut décider d'une manière générale entre les deux genres de poésie dont Homère et Ossian sont comme les premiers modèles. Toutes mes impressions, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du nord; mais ce dont il s'agit maintenant, c'est d'examiner ses caractères distinctifs.
Le climat est certainement l'une des raisons principales des différences qui existent entre les images qui plaisent dans le nord, et celles qu'on aime à se rappeler dans le midi. Les rêveries des poètes peuvent enfanter des objets extraordinaires; mais les impressions d'habitude se retrouvent nécessairement dans tout ce que l'on compose.
Eviter le souvenir de ces impressions, ce serait perdre le plus grand des avantages, celui de peindre ce qu'on a soi-même éprouvé. Les poètes du midi mêlent sans cesse l'image de la fraîcheur, des bois touffus, des ruisseaux limpides, à tous les sentiments de la vie. Ils ne se retracent pas même les jouissances du cœur, sans y mêler l'idée de l'ombre  bienfaisante,  qui  doit  les  préserver  de  brûlantes  ardeurs  du soleil. Cette nature si vive qui les environne, excite en eux plus de mouvements que de pensées.
C'est à tort, ce me semble, qu'on a dit que les passions étaient plus violentes dans le midi que dans le nord. On y voit plus d'intérêts divers, mais moins d'intensité dans une même pensée; or c'est la fixité qui produit les miracles de la passion et de la volonté.
Les  peuples  du  nord sont  moins  occupés  des  plaisirs  que  de  la  douleur;  et  leur imagination n'en est que plus féconde. Le spectacle de la nature agit fortement sur eux;  elle  agit,  comme  elle  se  montre  dans  leurs  climats,  toujours  sombre  et nébuleuse.  Sans  doute  les  diverses  circonstances  de  la  vie  peuvent  varier  cette disposition à la mélancolie; mais elle porte seule l'empreinte de l'esprit national. Il ne faut chercher dans un peuple, comme dans un homme, que son trait caractéristique: tous les autres sont l'effet de mille hasards différents ; celui-là seul constitue son être. »

Germaine de Staël - « De la littérature »
(Chapitre XI : De la littérature du nord)


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