samedi 20 octobre 2012

Ainsi parlait Gustave Thibon



Gustave Thibon (2 septembre 1903 à Saint-Marcel-d'Ardèche, France - 19 janvier 2001) est un philosophe français. En tant que philosophe-paysan, il a passé une grande partie de sa vie au Mas de Libian à Saint-Marcel-d'Ardèche.
Très tôt féru de littérature malgré sa sortie de l'école à l'âge de treize ans, il fut marqué par les horreurs de la Première Guerre mondiale, d'où lui vint son rejet du patriotisme revanchard et de la démocratie. Sa jeunesse aventurière le mena à Londres, puis en Italie. Il effectua son service militaire en Afrique du Nord, mais revint définitivement dans son village à l'âge de 23 ans.
« Philosophe-paysan », catholique, monarchiste et autodidacte, il fut l'ami de la philosophe d'origine juive Simone Weil, qu'il embauche comme ouvrière agricole dans sa ferme au cours de l'été 1941 pendant la Seconde Guerre mondiale, et dont il écrivit la préface en 1947 de « La Pesanteur et la grâce ».


« Ce n'est pas la lumière qui manque à notre regard, c'est notre regard qui manque de lumière. » 


Prière de la démesure


J'ai cédé à cette obsession : je n'ai pas su attendre la mort- ou la sainteté- pour faire éclater mes limites. Mon bien et mon mal, ma sagesse et ma folie tiennent dans ce péché de démesure dont parlaient les Grecs, et qui attire la foudre des dieux sur la tête de son auteur. Car ce qui est châtié avant tout ici-bas, ce n'est pas la bassesse, mais l'excès, et le pécheur prudent qui sait respecter ses limites n'est jamais frappé par l'éclair qui déchire Prométhée. Je sais bien qu'il y a une façon de rétablir l'ordre dans le désordre et de retrouver la limite dans l'excès : c'est de perdre en profondeur ce qu'on acquiert en surface (ainsi font la plupart des conquérants : ils ne sont excessifs qu'en apparence et leur platitude est la rançon de leur étendue). J'ai refusé ce compromis ; j'ai voulu m'étendre dans toutes les directions - quitte à éclater. Tous les êtres que j'aime je veux les aimer comme s'ils étaient seuls dans l'univers et dans ma vie, j'ai soif de donner à chacun cette vie tout entière ; je veux, dans le même élan, courir et creuser. Mais je ne peux pas, je n'ai qu'une vie. Et tous les possibles que j'ai appelés à un commencement d'existence, tous ces germes que je ne peux ni rejeter ni épanouir se retournent contre moi et me dévorent.



J'évoque ce soir ce qu'aurait pu être - ce que ne sera jamais - l'approfondissement quotidien de la tendresse auprès de ces êtres aimés dans leur source éternelle et perdus au fil des jours ; ils pèsent sur moi d'un poids étouffant, ces fantômes d'un amour qui n'aura plus jamais de corps. Je ne me résigne pas ; j'essaye de dilater encore mes limites pour accueillir ces appels tombés d'un ciel sans frontières et qui mendient un refuge dans la durée surpeuplée. Et ce péché, si c'en est un, je le serre dans mes bras, je le presse sur mon cœur comme le plus noble des devoirs ; je reste fidèle à cet impossible qui m'écartèle ; je repousse la tentation de revenir à mes limites et de m'y blottir comme une bête blessée qui retourne à sa tanière. Je ne renonce à rien de ce que j'aime : au point où j'en suis, cloué par ma chair sur des frontières que mon âme a dépassées sans les voir, le retour à l'ordre ressemblerait trop à la trahison, et je préfère sombrer en serrant contre moi tous les liens qui m'attachent à l'impossible, cette gerbe trop opulente pour mes bras, que de me sauver en triant, en jetant du lest.



J'ai contre moi toute l'expérience humaine et toute la sagesse des nations - tout le vieil art d'accommoder les limites et les restes, toutes les recettes éprouvées de la cuisine morale. Je sais que j'anticipe follement sur l'éternité, que le temps a relevé mon défi et sera vainqueur ; une seule espérance me reste dans la certitude de la défaite : c'est que le Dieu qui m'a créé à sa ressemblance me pardonnera peut-être de n'avoir aimé dans les créatures finies que son image infinie. Car, en vérité, je n'ai jamais aimé, je n'ai jamais cherché que toi - toi l'innocence sans bords, toi la bouche qui ne sait pas dire non. J'ai brouillé les distances et les plans ; j'ai pu me noyer dans la boue et me perdre dans les nuées, mais dans cette boue je n'ai cherché que la trace de tes pas et dans ces nuées que le sillage de tes éclairs. Si ma folie a violé les bornes de ta loi, cette folie n'était que l'impatience de mon amour. Et si j'ai méconnu les biens voilés d'ici-bas, c'est en poursuivant l'inaccessible virginité du bien nu. J'ai eu des idoles ; elles me furent douces et proches comme le sein à l'enfant, comme le soir et la couche au travailleur fatigué : tu étais en elles et derrière elles, et mon adoration les a toujours traversées pour te rejoindre. - Punis-moi si tu veux. Je n'ai pas peur de toi. Fais le désert sous mes pas et détourne toutes les sources de mes lèvres : je serai toujours lié à toi par ma soif..."


Gustave THIBON
« Prière de la démesure »
Extrait de "Notre regard qui manque à la Lumière"
(Éditions Fayard, 1970)




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