« Le cyclope » d’Odilon Redon
Je
n’avais qu’un œil au milieu du front…
« Je me suis aperçu que je
n’avais qu’un œil au milieu du front !
O miroirs d’argent, incrustés dans les
panneaux des vestibules, combien de services ne m’avez-vous pas rendus par
votre pouvoir réflecteur !
Depuis le jour où un chat angora me
rongea, pendant une heure, la bosse pariétale, comme un trépan qui perfore le
crâne, en s’élançant brusquement sur mon dos, parce que j’avais fait bouillir
ses petits dans une cuve remplie d’alcool, je n’ai pas cessé de lancer contre
moi-même la flèche des tourments.
Aujourd’hui, sous l’impression des blessures
que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalité de ma
naissance, soit par le fait de ma propre faute; accablé par les conséquences de
ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies ; qui prévoira les autres ?)
; spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent
les aponévroses et l’intellect de celui qui parle, je jette un long regard de
satisfaction sur la dualité qui me compose... et je me trouve beau !
Beau comme le vice de conformation
congénital des organes sexuels de l’homme, consistant dans la brièveté relative
du canal de l’urètre et la division ou l’absence de sa paroi inférieure, de
telle sorte que ce canal s’ouvre à une distance variable du gland et au-dessous
du pénis ; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée
par des rides transversales assez profondes , qui s’élève sur la base du bec
supérieur du dindon ; ou plutôt, comme la vérité qui suit :
«Le système des gammes, des modes et
de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles
invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes esthétiques
qui ont varié avec le développement progressif de l’humanité, et qui varieront
encore» ; et surtout, comme une corvette cuirassée à tourelles !
Oui, je maintiens l’exactitude de mon
assertion.
Je n’ai pas d’illusion présomptueuse,
je m’en vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge ; donc, ce que
j’ai dit, vous ne devez mettre aucune hésitation à le croire.
Car, pourquoi m’inspirerais-je à
moi-même de l’horreur, devant les témoignages élogieux qui partent de ma
conscience ?
Je n’envie rien au Créateur ; mais, qu’il me
laisse descendre le fleuve de ma destinée, à travers une série croissante de
crimes glorieux.
Sinon, élevant à la hauteur de son front
un regard irrité de tout obstacle, je lui ferai comprendre qu’il n’est pas le
seul maître de l’univers ; que plusieurs phénomènes qui relèvent directement
d’une connaissance plus approfondie de la nature des choses, déposent en faveur
de l’opinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilité de l’unité
de la puissance.
C’est que nous sommes deux à nous contempler
les cils des paupières, vois-tu... et tu sais que plus d’une fois a retenti,
dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la victoire. Adieu, guerrier illustre
; ton courage dans le malheur inspire de l’estime à ton ennemi le plus acharné
; mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la proie qui s’appelle
Mervyn.
Ainsi, sera réalisée la prophétie du
coq, quand il entrevit l’avenir au fond du candélabre. Plût au ciel que le
crabe tourteau rejoigne à temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en
quelques mots la narration du chiffonnier de Clignancourt ! »
Isidore Ducasse, Comte
de Lautréamont
« Les chants de
Maldoror » (Chant VI)
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