lundi 10 septembre 2012

Morceaux choisis - Lautréamont



« Le cyclope » d’Odilon Redon

Je n’avais qu’un œil au milieu du front…

« Je me suis aperçu que je n’avais qu’un œil au milieu du front !

O miroirs d’argent, incrustés dans les panneaux des vestibules, combien de services ne m’avez-vous pas rendus par votre pouvoir réflecteur !

Depuis le jour où un chat angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale, comme un trépan qui perfore le crâne, en s’élançant brusquement sur mon dos, parce que j’avais fait bouillir ses petits dans une cuve remplie d’alcool, je n’ai pas cessé de lancer contre moi-même la flèche des tourments.
 Aujourd’hui, sous l’impression des blessures que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalité de ma naissance, soit par le fait de ma propre faute; accablé par les conséquences de ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies ; qui prévoira les autres ?) ; spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent les aponévroses et l’intellect de celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose... et je me trouve beau !

Beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de l’homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l’urètre et la division ou l’absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal s’ouvre à une distance variable du gland et au-dessous du pénis ; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez profondes , qui s’élève sur la base du bec supérieur du dindon ; ou plutôt, comme la vérité qui suit : 
«Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de l’humanité, et qui varieront encore» ; et surtout, comme une corvette cuirassée à tourelles !

Oui, je maintiens l’exactitude de mon assertion.
Je n’ai pas d’illusion présomptueuse, je m’en vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge ; donc, ce que j’ai dit, vous ne devez mettre aucune hésitation à le croire.
Car, pourquoi m’inspirerais-je à moi-même de l’horreur, devant les témoignages élogieux qui partent de ma conscience ?
 Je n’envie rien au Créateur ; mais, qu’il me laisse descendre le fleuve de ma destinée, à travers une série croissante de crimes glorieux.

Sinon, élevant à la hauteur de son front un regard irrité de tout obstacle, je lui ferai comprendre qu’il n’est pas le seul maître de l’univers ; que plusieurs phénomènes qui relèvent directement d’une connaissance plus approfondie de la nature des choses, déposent en faveur de l’opinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilité de l’unité de la puissance.
 C’est que nous sommes deux à nous contempler les cils des paupières, vois-tu... et tu sais que plus d’une fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la victoire. Adieu, guerrier illustre ; ton courage dans le malheur inspire de l’estime à ton ennemi le plus acharné ; mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la proie qui s’appelle Mervyn.
Ainsi, sera réalisée la prophétie du coq, quand il entrevit l’avenir au fond du candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffonnier de Clignancourt ! »

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont 
« Les chants de Maldoror »  (Chant VI)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire