samedi 22 septembre 2012

Les cailloux blancs de la Voie lactée


Les cailloux blancs de la Voie lactée

La descente a eu lieu comme prévu. Nous sommes partis comme des flèches, chacun dans sa direction. Direction ? Le mur. Et nous sommes entrés dans le mur comme dans de l’ouate, ou du beurre frais, à près de trois mille fois la vitesse de la lumière.

 Et là, peu à peu tout s’est obscurci, et nous avons tous perdu le contact, comme prévu également. Plus la moindre liaison ni avec le Centre, ni entre nous. Nous avons accepté de nous retrouver isolés, comme nous avons accepté d’être privés de nos mémoires, jusqu’à ce qu’arrivés au point de non-retour, le système d’alarme se mette en marche et enclenche les mécanismes de réversion.
C’est ce qui m’est arrivé. Aucune simulation n’aurait pu me donner le goût de ce que j’ai réellement vécu dans ce monde. J’ai connu ce que nous appelons ici le désespoir. Pour une raison que je n’ai pas réussi à appréhender, certains se détruisent sans même que leur système d’alarme se soit déclenché. Peut-être qu’ils ont une mission ou un rôle différent à tenir, ou qu’ils viennent d’ailleurs et que les mécanismes sont différents. Aucune idée. Il y a ici toutes sortes de théories qui toutes se contredisent, et pour ce qui me concerne j’ai depuis longtemps rejeté toutes ces hypothèses incertaines. Je vis en fonction de mes ressentis, j’essaie parfois de les communiquer, mais sans trop d’illusion.

 La descente aurait pu se terminer à la naissance du corps, lorsque l’enveloppe est expulsée du corps de la mère charnelle, biologique. Peut-être est-ce le cas pour certains. Pour moi, elle a continué une trentaine d’années, qui ont été de plus en plus difficiles, pour culminer dans une sorte de cri lancinant. Et une nuit d’été que je n’oublierai jamais, je me suis éveillé presque nu sur une pelouse que la rosée commençait à refroidir, couvert d’excréments et de vomissures, la tête vibrante d’alcool, les tripes nouées, et soudain parmi les sanglots et les spasmes, un câble a jailli de mon ventre, en dessous du nombril, et a fusé vers le ciel, à une allure vertigineuse. Ramène-moi ! ai-je hurlé en silence. Et tout s’est arrêté. Autour de moi, la noirceur étincelait. J’ai vu qu’un pas plus loin, j’aurais été absorbé, tant la pression était dense, et tant ma lumière était devenue faible, presque morte.

 Je n’ai pas eu peur, et depuis je n’ai plus jamais peur. J’ai déjà vécu ça en simulation, mais c’est quand même impressionnant de parvenir aux confins. Le plan du retour m’a été donné : suivre les traces de la descente, en repassant exactement par le même chemin. C’est très difficile à expliquer, car en termes de temps chronologique, il y a des choses qui paraissent impossibles : d’abord que la descente continue (ou puisse continuer comme ça a été mon cas) au-delà de la naissance physique, et ensuite que l’existence humaine ne va pas comme tout le monde le croit du passé vers le futur, mais du futur vers le passé, tout au moins lors de la phase de retour.

 Et comme certains descendent alors que d’autres remontent, on se croise sans le savoir. C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle certains coups de foudre amoureux n’ont pas de durée. Mais c’est une théorie, et je préfère ne pas théoriser.

 La mémoire revient très lentement, et plutôt par à coups, par bouffées. Je ne fais aucun effort. Ca n’a pas d’importance. Je passerai nécessairement par l’aller, donc tout reviendra en son temps. Ce qui est le plus curieux, c’est de retrouver les cailloux blancs que j’ai laissé en venant. C’est cela, le souvenir, les traces.

 Bien sûr, il y a des risques, et surtout celui de se laisser prendre au décor, emberlificoter dans les ronces du chemin, les distractions, les plaisirs terrestres. C’est vraiment le risque majeur.

 Le fil s’enroule et exerce une traction constante, qu’on peut appeler le désir, la vocation, l’appel, la voie, peu importe le nom, mais la traction ne suffit pas à elle seule. Nous ne sommes pas des machines, je crois que nous avons été volontaires pour descendre, ou au moins que nous l’avons accepté. Si ça signifie une plongée dans l’inconscience la plus noire, normalement le déclenchement de la remontée rend suffisamment de conscience pour ouvrir les yeux sur les risques et sur les aléas du retour. C’est un double travail : l’un tire, et l’autre regarde où il met les pieds et se dégage des embûches.

 Le vrai risque, donc, c’est de choisir consciemment de ne pas remonter. J’en ai des frissons à l’écrire, mais je le connais. J’en ai fait l’expérience. La tentation est parfois forte. C’est comme une forme de torpeur qui s’installe, que les Anciens appelaient « le Chant des Sirènes ». Heureusement, dans ces moments délicats, il y a un second système d’alerte qui se met alors à vibrer ; s’il n’est pas entendu, il procure alors des situations critiques qui permettent de ne pas sombrer.

 Je n’ai pas d’informations à ce sujet, mais il est possible que certains des grands malveillants qui cherchent actuellement à prendre possession de cette dimension aient choisi de couper le fil et de rester ici * en y enfermant leurs milliards d'esclaves comme autrefois on enterrait les serviteurs et les femmes avec les maîtres (ajout nécessaire du 2 août 2012). Ceux-là auraient donc débranché le système et cherché ici l’autonomie. Pourquoi pas ? Une vie d’immortel dans la matière la plus épaisse. Faut aimer. 

 Moi je n’ai jamais eu de doute ; mon désir est clair. Je remonte en suivant le sentier. En suivant les cailloux blancs de la Voie lactée.

 Ce texte a été publié pour la 1ère fois le 17 février 2010

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