mercredi 10 novembre 2010

Mordeaux choisis - Julien Green


Julien Green

Du monde extérieur, ce qu’on me dit et ce qui me parvient ne me semble pas avoir le moindre intérêt. Les événements sont intérieurs.

L’âge apporte une satisfaction de taille : on n’est tenu à rien.

Quel étrange pays que l’âge, le grand âge - je n’aime pas le mot vieillesse. C’est un pays tout extérieur. En soi, on garde l’adolescence intacte avec tous les rêves de l’enfance. On n’est pas du tout ce qu’on paraît.

Si j’avais un seul conseil à donner, il serait simple : ne luttez jamais contre votre premier sentiment, c’est le bon. Lorsqu’on a un recul intérieur devant une personne, il faut la fuir, c’est ce que j’aurais dû faire avec celles pour qui j’avais une sympathie imparfaite. On ne s’arrange pas avec des gens communs et communs non seulement de manières, mais d’esprit.

La mort n’est rien. Notre vie n’est pas coupée, mais délivrée seulement de la chair. Les apparences redoutables dans bien des fins de vie, quel que soit l’âge, ne sont que des apparences. La transformation se fait ailleurs et le vrai moi se dégage de son linceul de chair.

A la fin de la journée où je suis parvenu, dans cette lumière crépusculaire et douce, avec la simplicité et la beauté des mots, Novalis me donne l’essentiel de ce que j’ai toujours pensé. « Notre vie n’est pas un songe, mais elle doit en devenir un et peut-être le deviendra-t-elle... Il n’y a qu’un seul temple au monde, et c’est le corps humain. Rien de plus sacré que cette forme sublime. S’incliner devant l’homme, c’est rendre hommage à cette Révélation en chair et en os. On touche le ciel quand on palpe un corps humain... L’amour est le but final de l’histoire du monde... » Et cet éternellement jeune poète, si à part dans tout le paysage des mots et des idées, répond avec une prescience unique dans notre littérature aux questions de l’âme.
« Nul ne se connaît s’il n’est rien autre que lui-même et s’il n’est pas en même temps un autre... Nous rêvons de voyages à travers l’univers, l’univers n’est-il donc pas en nous ? C’est en nous, sinon nulle part, qu’est l’éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir... » Ainsi la présence constante du double, le sens de l’éternité et de l’amour absolu, sans oublier son poids érotique, les intuitions qui ont guidé sa vie si courte en ont fait le poète idéal et le poète de l’idéal. On peut ajouter le titre de vrai philosophe, lui qui à vingt-neuf ans avait essayé de tout embrasser pour tout donner. Et ce qui me touche plus encore, c’est son effacement volontaire, non par humilité ou par faux orgueil, mais parce qu’il sentait dans toute sa personne, à travers sa présence charnelle et la forte sensualité dont il fait l’aveu, la présence de l’Esprit. »

Extrait de « Le Grand large du soir. Journal »

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