mardi 9 juin 2009

Morceaux choisis - Cioran




La chute dans le temps


de CIORAN

« Si l'homme avait eu la moindre vocation pour l'éternité, au lieu de courir vers l'inconnu, vers le nouveau, vers les ravages qu'entraîne l'appétit d'analyse, il se fût contenté de Dieu, dans la familiarité duquel il prospérait. » (p.13)

« S'il exagère en tout, si l'hyperbole est chez lui nécessité vitale, c'est que, désaxé et débridé au départ, il ne peut se fixer à ce qui est ni constater ou subir le réel sans vouloir le transformer et l'outrer. » (p.16)


« Le tragique étant son privilège, il ne peut pas ne pas sentir qu'il a plus de destin que son Créateur ; d'où son orgueil, et sa frayeur, et ce besoin de se fuir et de produire pour escamoter sa panique, pour éviter la rencontre avec soi. » (p.17)


« Le savoir, dressé sur la ruine de la contemplation, nous a éloigné de l'union essentielle, du regard transcendant qui abolit l'étonnement et le problème. » (p.27)


« L'impossibilité de s'abstenir, la hantise du faire dénote, à tous les niveaux, la présence d'un principe démoniaque. » (p.29)


« Si l'homme n'est pas près d'abdiquer ou de reconsidérer son cas, c'est qu'il n'a pas encore tiré les dernières conséquences du savoir et du pouvoir. Convaincu que son moment viendra, qu'il lui appartient de rattraper Dieu et de le dépasser, il s'attache - en envieux - à l'idée d'évolution, comme si le fait d'avancer dût nécessairement le porter au plus haut degré de perfection. A vouloir être autre, il finira par n'être rien ; il n'est déjà plus rien. Sans doute évolue-t-il, mais contre lui-même, aux dépens de soi, vers une complexité qui le ruine. Devenir et progrès sont notions en apparences voisines, en fait divergentes. Tout change, c'est entendu, mais rarement, sinon jamais, pour le mieux. Infléchissement euphorique du malaise originel, de cette fausse innocence qui éveilla chez notre ancêtre le désir du nouveau, la foi à l'évolution, à l'identité du devenir et du progrès, ne s'écroulera que lorsque, parvenu à la limite, à l'extrémité de son égarement, l'homme, tourné enfin vers le savoir qui mène à la délivrance et non à la puissance, sera à même d'opposer irrévocablement un non à ses exploits et à son œuvre. » (p.31)


« […] lorsque le dernier illettré aura disparu, nous pourrons prendre le deuil de l'homme. » (p.36)


« […] le civilisé, victime d'une conscience exacerbée, s'escrime à en communiquer les affres aux peuples réfractaires à ses écartèlements. » (p.40)


« Des restes d'humanité, on n'en trouve encore que chez les peuples qui, distanciés par l'histoire, ne mettent aucune hâte à la rattraper. A l'arrière-garde des nations, nullement effleurés par la tentation du projet, ils cultivent leurs vertus démodées, ils se font un devoir de dater. » (p.41)


« Tout pas en avant, toute forme de dynamisme comporte quelque chose de satanique : le "progrès" est l'équivalent moderne de la Chute, la version profane de la damnation. » (p.42)
« Le mouvement, nous savons qu'il est une hérésie ; et c'est précisément pour cela qu'il nous tente, que nous nous y jetons et que, dépravés irrémédiablement, nous le préférons à l'orthodoxie de la quiétude. » (p.42)


« Pour ce qui est du bonheur, si ce mot a un sens, il consiste dans l'aspiration au minimum et à l'inefficace, dans l'en-deçà érigé en hypostase. » (p.46)


« L'être inféodé aux heures est-il encore un être humain ? » (p.50)


« […] il n'y a de liberté ni de "vraie vie" sans l'apprentissage de la dépossession. » (p.51)

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