vendredi 30 avril 2010

Morceaux choisis - Blaise Cendrars


Cendrars par Matisse


Prose du de France Transsibérien
et de la petite Jehanne

(1913)

« En ce temps-là j’étais en mon adolescence

J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance

J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance

J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares

Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours

Car mon adolescence était si ardente et si folle

Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple

d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou

Quand le soleil se couche.

Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.

Et j’étais déjà si mauvais poète

Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.

Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare

Croustillé d’or,

Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches

Et l’or mielleux des cloches…

Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode

J’avais soif

Et je déchiffrais des caractères cunéiformes

Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place

Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros

Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour

Du tout dernier voyage

Et de la mer.

Pourtant, j’étais fort mauvais poète.

Je ne savais pas aller jusqu’au bout.

……….

En ce temps-là j’étais en mon adolescence

J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance

J’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes

Et je n’avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux

En Sibérie tonnait le canon, c’était la guerre

La faim le froid la peste le choléra

Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes.

Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains

Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets

Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester…

Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode.

Moi, le mauvais poète qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout

Et aussi les marchands avaient encore assez d’argent

Pour aller tenter faire fortune.

Leur train partait tous les vendredis matin.

On disait qu’il y avait beaucoup de morts.

L’un emportait cent caisses de réveils et de coucous de la Forêt-Noire

Un autre, des boîtes à chapeaux, des cylindres et un assortiment de tire-bouchons de Sheffield

Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve et de sardines à l’huile »

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