mardi 15 septembre 2009

Ainsi parlait Robinson Crusoe




La solitude de Robinson



Là j’étais éloigné de la perversité du monde : je n’avais ni concupiscence de la chair, ni concupiscence des yeux, ni faste de la vie. Je ne convoitais rien, car j’avais alors tout ce dont j’étais capable de jouir ; j’étais seigneur de tout le manoir : je pouvais, s’il me plaisait, m’appeler Roi ou Empereur de toute cette contrée rangée sous ma puissance ; je n’avais point de rivaux, je n’avais point de compétiteur, personne qui disputât avec moi le commandement et la souveraineté. J’aurais pu récolter du blé de quoi charger des navires ; mais, n’en ayant que faire, je n’en semais que suivant mon besoin. J’avais à foison des chélones ou tortues de mer, mais une de temps en temps c’était tout ce que je pouvais consommer ; j’avais assez de bois de charpente pour construire une flotte de vaisseaux, et quand elle aurait été construite j’aurais pu faire d’assez abondantes vendanges pour la charger de passerilles et de vin.


Mais ce dont je pouvais faire usage était seul précieux pour moi. J’avais de quoi manger et de quoi subvenir à mes besoins, que m’importait tout le reste ! Si j’avais tué du gibier au-delà de ma consommation, il m’aurait fallu l’abandonner au chien ou aux vers. Si j’avais semé plus de blé qu’il ne convenait pour mon usage, il se serait gâté. Les arbres que j’avais abattus restaient à pourrir sur la terre ; je ne pouvais les employer qu’au chauffage, et je n’avais besoin de feu que pour préparer mes aliments.


En un mot la nature et l’expérience m’apprirent, après mûre réflexion, que toutes les bonnes choses de l’univers ne sont bonnes pour nous que suivant l’usage que nous en faisons, et qu’on n’en jouit qu’autant qu’on s’en sert ou qu’on les amasse pour les donner aux autres, et pas plus. Le ladre le plus rapace de ce monde aurait été guéri de son vice de convoitise, s’il se fût trouvé à ma place ; car je possédais infiniment plus qu’il ne m’était loisible de dépenser.


Je n’avais rien à désirer, si ce n’est quelques babioles qui me manquaient et qui pourtant m’auraient été d’une grande utilité. J’avais, comme je l’ai déjà consigné, une petite somme de monnaie, tant en or qu’en argent, environ trente-six livres sterling : hélas ! cette triste vilenie restait là inutile ; je n’en avais que faire, et je pensais souvent en moi-même que j’en donnerais volontiers une poignée pour quelques pipes à tabac ou un moulin à bras pour moudre mon blé ; voire même que je donnerais le tout pour six penny (sic) de semence de navet et de carotte d’Angleterre, ou pour une poignée de pois et de fèves et une bouteille d’encre.


En ma situation, je n’en pouvais tirer ni avantage ni bénéfice : cela restait là dans un tiroir, cela pendant la saison pluvieuse se moisissait à l’humidité de ma grotte. J’aurais eu ce tiroir plein de diamants que c’eût été la même chose, et ils n’auraient pas eu plus de valeur pour moi, à cause de leur inutilité.


J’avais alors amené mon état de vie à être en soi beaucoup plus heureux qu’il ne l’avait été premièrement et beaucoup plus heureux pour mon esprit et pour mon corps. Souvent je m’asseyais pour mon repas avec reconnaissance, et j’admirais la main de la divine Providence qui m’avait ainsi dressé une table dans le désert. Je m’étudiais à regarder plutôt le côté brillant de ma condition que le côté sombre, et à considérer ce dont je jouissais plutôt que ce dont je manquais. Cela me donnait quelquefois de secrètes consolations ineffables. J’appuie ici sur ce fait pour le bien inculquer dans l’esprit de ces gens mécontents qui ne peuvent jouir confortablement des biens que Dieu leur a donnés, parce qu’ils tournent leurs regards et leur convoitise vers des choses qu’il ne leur a point départies. Tous nos tourments sur ce qui nous manque me semblent procéder du défaut de gratitude pour ce que nous avons.


Source : Defoe (Daniel), Robinson Crusoé, trad. par Pétrus Borel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959.


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