mercredi 20 mai 2009




Philosophie & Spiritualité

- Le travail sur l’ego

par

Serge Carfantan


Il devrait être possible d’écrire une histoire de l’ego en occident dans l’avènement de l’autobiographie.

Nous avons vu que dans « Les Confessions » Saint Augustin inaugurait un style, celui de l’expression de la subjectivité. De celle du moi ? Non, Saint Augustin visait une intériorité plus radicale, en disant de Dieu qu’il est « plus intime à soi-même que moi-même ».

Cette approche situait d’emblée l’approfondissement de la subjectivité en territoire spirituel. Cependant, Augustin en mettant en avant la nécessité de la conversion chrétienne, donnait déjà à l’introspection la forme d’un examen de conscience moral, avec Dieu pour témoin et juge.

Il faut attendre Montaigne pour que l’introspection se libère de l’examen de conscience et que la question du moi occupe désormais le champ littéraire. Les Essais restent thématiques, mais libèrent une parole du moi vis-à-vis de lui-même. Pascal ne s’y trompe pas : « Sot projet que de se peindre ! » Chez Pascal, le moi est donc haïssable !

Avec Rousseau, le projet d’une peinture de l’intériorité renaît. Elle est placée sous projet de la recherche de « l’homme originel », mais dérive trop souvent dans l’autojustification devant la postérité.
Enfin, l’élan du journal intime va plus tard offrir à l’introspection son entrée dans la littérature, notamment, avec le précieux Journal Intime d’Henri Frédéric Amiel.

L’autre versant de cette histoire de l’ego en Occident prend son origine chez Descartes.

La découverte extraordinaire de Descartes est celle de la subjectivité transcendantale, celle du Je du je suis, donnée dans le je pense. Le Je, principe central de la conscience, ce que nous appelions la pulsation temporelle du je suis a été découvert par Descartes.

Kant l’a repris sous le terme de Je transcendantal en le distinguant du moi empirique et de son idiosyncrasie. Qui est exactement l’objet de l’introspection. Cependant, Kant en reste à un principe purement formel et vide. De son côté, l’empirisme anglais continuait avec David Hume, à ne voir de subjectivité que dans celle du moi empirique, au point d’en dénier toute existence, thèse phénoméniste que l’on retrouve chez Schopenhauer, Nietzsche ou dans le bouddhisme.

Nous sommes aujourd’hui, dans la spiritualité contemporaine, dans un renouvellement complet de cette problématique, dans une ère de procès de l’ego.

Procès qui ressemble parfois carrément à une mise à mort, mais, paradoxalement, en prélude à la manifestation d’une subjectivité plus radicale. Celle du Soi qui transcende l’ego. La spiritualité tend surtout à mettre en avant l’importance d’un travail sur l’ego. Mais que veut dire travailler sur l’ego ? Pourquoi devrions-nous travailler sur l’ego ? Quel est l’enjeu d’un travail sur soi ?

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A. L’ego, le mental et le temps psychologique

Commençons par souligner le paradoxe de cette formule. Pour qu’il puisse y avoir un travail sur l’ego, il faut nécessairement que celui qui l’opère en demeure distingué. C’est seulement Je qui peut travailler sur moi.

On connaît la formule de Rimbaud « Je suis un autre » qui trouve ici un sens inédit, car ici elle signifie ultimement : Je ne suis pas l’ego sur lequel je travaille, et pourtant, moi reste aussi mon territoire intime.
Poser la question : « Qui suis-je ? » c’est rencontrer ce paradoxe. Nous l’avons vu, ce que je peux connaître, c’est ce que je puis définir et ce que je peux définir, c’est justement « moi ». Le « Je » ne peut pas être connu, car il est le témoin qui permet de connaître toutes choses, y compris le moi. Même la formule « le Je » est encore trompeuse, car elle invite, sur la pente habituelle du mental, à faire du Je une sorte de substance dotée de caractéristiques. Ce qui est encore le moi et son idiosyncrasie.

C’est donc avec des précautions infinies que dans le Vedânta on dit le Soi, l’âtman, en sachant très bien que la méprise est un risque constant. La majuscule est un risque, car en majusculant le Soi on risque d’en faire un super ego pour rater ce qui est effleuré, comme en passant, l’intériorité la plus intérieure, dont jamais le fond ne peut être dévoilée au regard du mental pensant. L’âme.

1) Si le Soi se dérobe et ne peut être saisi, l’ego par contre peut très bien être amené sous le regard de la conscience et cela pour une raison très simple : il est inséparable de la pensée, plus exactement, de la pensée se courbant sur elle-même pour s’affirmer comme une entité à part : « moi ! » Moi, moi, … et les autres.

Le travail sur soi commence par cette découverte. C’est une découverte, parce que dans l’attitude naturelle, -c’est sa caractéristique fondamentale- il se produit une identification à l’ego qui n’est comme telle jamais perçue. Elle est aussi rapide que la pensée, de sorte que, nous avons l’habitude d’endosser l’ego, sans même nous en rendre compte. Il faut une grande attention et grande promptitude de l’intelligence pour en prendre conscience.

Le plus facile, c’est d’abord d’observer que l’ego, dans les trois états relatifs de conscience, n’a pas de constance.

Dans le sommeil profond, quand la pensée disparaît, il n’y a plus d’ego. Cette absence de l’ego coïncide avec la paix du visage de celui qui dort, libéré du fardeau du moi. Dans l’état de rêve, l’ego n’est qu’à demi-manifesté, il n’a pas l’appui du corps qu’il possède dans l’état de veille. Il est aux prises avec ses propres contenus subconscients. Ce n’est que dans l’état de veille que l’ego se donne carrière, et tout particulièrement quand la dualité sujet/objet devient nette, quand le moi est en lutte contre le monde extérieur et qu’il défend bec et ongle son identité.

Ceci explique l’insistance dans le Vedânta sur l’importance de la compréhension des trois états, car elle révèle, sans aucun doute possible, l’impermanence de l’ego. Avec un peu d’attention, nous remarquerons qu’au sortir du sommeil, nous avons besoin de « rassembler nos esprits », pour ramener de la mémoire ce moi qui avait été effacé. C’est là que l’identification à l’ego se reproduit, mais de manière plus lente qu’au milieu de la vigilance. L’ego est inséparable de la mémoire et comme la mémoire est pleine de trous, il est facile de comprendre qu’elle est incapable de structurer une véritable identité, même si elle peut étayer la croyance dans une certaine continuité.

Ensuite, nous pouvons aussi observer qu’il se produit parfois des moments dans notre vie dans lesquels il y a comme une suspension du sens de l’ego.

En reconnaître un seul, c’est pouvoir en découvrir ensuite un grand nombre. Le ravissement musical dans la beauté par exemple en fait partie. Comme le contact direct avec la Nature. La musique est par nature méditative. Regardez un visage profondément ému par une musique de très haute qualité : il est comme illuminé d’un rayonnement spirituel. Détendu et sans masque. Un moment, la transparence de l’existence communique avec l’Etre. L’ego n’est pas là. Il reviendra tout à l’heure quand, après le concert, notre homme s’énervera sur la portière de la voiture qui s’ouvre mal, ou contre cet abruti qui lui jette un regard ironique !

L’ego surgit tout particulièrement dans les réactions émotionnelles. Il se nourrit des frustrations et il est exacerbé par la volonté. Le sens de l’ego a besoin de la réification de la dualité pour exister, en l’absence de la coupure sèche et brutale sujet/objet, il ne peut pas se maintenir. C’est exactement ce qui se produit dans un pur sentiment esthétique.

2) Pour se maintenir, l’ego a besoin de l’aliment de la pensée.

Mais pas n’importe quelle pensée, la pensée qui effectue des constructions mentales, les dote d’une permanence, tout en les rattachant à un sujet avec lequel elles sont dans une relation étroite d’appartenance. Moi veut dire : ce qui est mien. Cela s’appelle la moïté. D’abord ma pensée à moi et tout ce qui est à moi. L’ego est possessif, car il est le siège de l’appartenance. En vérité, la pensée est pleine de trous. Il y a des espaces entre les pensées et précisément dans ces espaces, il n’y a pas non plus de sens de l’ego. Vivant sous l’emprise de l’identification à l’ego, nous ne le remarquons pas. D’où la tension caractéristique que l’ego impose finalement en imposant une continuité de pensée : ce qui s’appelle avoir l’air préoccupé. Occupé avec une pensée que je pense et qui est littéralement moi pensant.

Par exemple, et le plus souvent, le mélodrame continuel qui constitue ma vie soi-disant intérieure, qui est plutôt la vie intime de l’ego aux prises avec lui-même. Le mélodrame personnel est un discours continu, celui de mon dialogue intérieur. Le monologue de l’ego. L’ego n’existe que dans son monologue et nulle par ailleurs, et si le monologue venait à être suspendu, immédiatement une autre conscience adviendrait. Pas celle que l’ego produit. La présence, là, ici et maintenant. En attendant –et justement il y faut du temps- l’ego, lui, continue sa ronde dans le cercle de ses pensées.

L’ego se prend la tête. L’ego se prend toujours la tête, car il est pensée et une pensée compulsive qui ne cesse de se penser elle-même. La vie sous l’emprise de l’ego est une prise de tête constante !

Elle est aussi une tension continuelle en rapport étroit avec le temps psychologique. C’est le mental qui déploie le temps psychologique.

Ekhart Tolle explique cela à merveille.
L’ego dit : « Donnez moi encore du temps »…
Du temps pour atteindre un but lointain, un accomplissement personnel intensément espéré, et toujours repoussé à plus tard. L’ego assure sa propre réalité dans l’effort continuel pour devenir conformément à un idéal qu’il s’est lui-même donné en pensée. L’ego n’est jamais ici, il est toujours là-bas, à bientôt, à demain. Il sait fort bien que s’il était entièrement ici et maintenant, il se fondrait dans la Présence et disparaîtrait en elle.

Il fait de la résistance et pour se maintenir, il lui faut donc constamment se projeter dans un ailleurs attendu ; ou encore, pour se rassurer, ressusciter un souvenir et le transformer en fantasme. Ce qui permet indéfiniment de demeurer dans les constructions mentales et d’éviter ce qui est, la réalité présente. Sa ruse est de donner à croire que le temps sera une amélioration.

Je vais m’améliorer. Je serai un meilleur mari, une meilleure amie, un compagnon fiable et sérieux etc. Donnez-moi du temps. Remettre au lendemain ce qui peut en soi-même être immédiatement transformé est la spécialité de l’ego. L’ego joue à se défiler constamment dans le temps. Il est la mauvaise foi du rapport au temps.

Si, dans un éclair, dans une vision en profondeur, nous pouvions voir ce petit jeu, immédiatement l’ego serait démasqué. Si, coupant la possibilité d’une dérobade temporelle, nous arrêtions le temps psychologique, l’ego n’y survivrait pas. Dans l’intemporel, il n’y a pas de sens de l’ego. Toute agitation mentale prend fin et la respiration de la vie devient plus ample, plus simple, et elle n’a plus rien à voir avec la frénésie et les complications de l’ego. La tension disparaît et le temps chronologique retrouve sa fonction qui est purement pratique. La vie retrouve sa résidence en elle-même dans le maintenant et cesse de continuellement se déporter ailleurs. La pensée ordinaire retrouve aussi sa juste place, qui n’a jamais consisté dans un harcèlement constant de l’existence, mais dans un usage réglé, rationnel, pratique des choses de la vie dans lesquelles il faut procéder avec un tant soit peu de méthode.

Sous l’empire de l’ego, le mental est hyperactif, instable, agité et inquiet. L’intellect mis au service de l’ego engendre l’anxiété.

Il projette dans le futur toutes sortes de menaces et de craintes, il ronge le présent de manques qui sont sortis de sa propre fabrique. L’ego est parfaitement incapable d’apporter un soin diligent à quoi que ce soit. Il interdit cette coïncidence totale avec l’instant dans laquelle ce qui est fait est bien fait. Ce qui est bien fait est aussi fait avec amour. Pour aimer ce que l’on fait, il faut avoir effacé la traction du temps psychologique, être là totalement à ce que l’on fait, sans aucune distance. Planter un clou avec cette joie simple de faire ce que nous aimons faire. Mettre les carottes, les pommes de terre et le chou dans le saladier. Poser les doigts sur un instrument de musique. Pédaler comme un fou sur une pente ensoleillée. Et même… corriger des copies ! Dans cette détente fantastique, il n’y a pas de sens de l’ego, il y a l’Acte et l’acte se suffit à lui-même. Présent. La Présence réorchestre entièrement l’énergie vitale et elle en distribue même d’avantage que celle que l’ego trouve dans son sens du devoir, ses frustrations, ses efforts pour vouloir être ce qu’il n’est pas.

B. L’ego spirituel et la rencontre du Minotaure

Une aube nouvelle se lève quand un être humain comprend l’importance du travail sur soi et c’est dans cette lumière naît le chercheur de vérité. C’est lui qui se sentira attiré par les livres traitant de spiritualité, qui ira suivre des stages de développement personnel, pratiquera une forme de yoga, ira visiter des ashrams et des monastères, ou encore fera du tourisme spirituel de gourou en gourou. La condition de chercheur de vérité est périlleuse. Elle est une conversion de l’existence dans une quête orientée par la question fondamentale : « Qui suis-je ?».

Celui qui est taraudé par cette question ne revient jamais entièrement à son ancienne manière de vivre. Il est dans le monde, mais sans y appartenir vraiment. Mais d’un autre côté, le chercheur spirituel est sur un fil, car l’ego, loin de retrouver la place modeste qui lui revient, va se réfugier dans la quête elle-même et devenir ego spirituel.

1) L’ego spirituel est une énergie sublimée de l’ego, il est, sous les auspices d’une éthique bien affirmée, le vouloir bien faire, mais aussi et simultanément, le vouloir être reconnu ; le vouloir aider les autres, mais jamais sans le vouloir être apprécié des autres dans une conduite spirituelle. L’ego spirituel se sert très habilement de la générosité, du service, du sacrifice consenti, de l’aide apportée à autrui etc. De toutes les conduites méritant l’éloge.
Kant dirait que c’est le boutiquier qui agit conformément au devoir, mais pas par devoir. Ce n’est pas une image exacte, mais, c’est une approximation utile. En réalité, celui qui agit par devoir, c’est déjà l’ego ; mais cet ego qui agit de manière désintéressée a la secrète intention de voir reconnaître sa propre valeur désintéressée sous le jugement d’autrui !

L’altruisme est le dernier masque. En vérité, l’amour authentique n’attend pas de reconnaissance et l’aide véritable ne s’attend pas à être payée d’éloge et de remerciements. Ce qui est une manière subtile de renforcer l’ego.
L’ego spirituel est beaucoup plus fourbe parce que beaucoup moins facile à détecter que l’ego de la vie quotidienne. Il a trouvé une niche pour se maintenir sans éveiller les soupçons, la niche du devoir, de l’aide apportée, des bons sentiments, de la religion, de l’éthique, ou d’une fierté responsable. Il peut même se ranger dans un camp, le camp des « spirituels », évidemment bien supérieurs au camp des « matériels ».

En termes religieux, l’ego spirituel, ce sera « le bon chrétien », ou « le bon musulman », face à ces misérable « païens », ces « infidèles » etc.

L’ego entretien la dualité. L’ego spirituel est un poseur qui aime à se parer de belles phrases, à citer les sages, et même à arborer les attributs extérieurs d’une vie spirituelle. Quitte à porter le costume du moine quand on n’a pas en réalité la véritable simplicité intérieure, l’humilité la plus profonde et le vrai sens du Sacré. L’habit ne fait pas le moine. L’ego n’existe que par rapport à un autre ego, c’est entendu. Ici, la question devient très complexe, car la culture éthique donne les moyens de déguiser dans l’altruisme le désir de reconnaissance dont l’ego a besoin pour perdurer de manière inchangée. Le terrain est donc délicat et il importe au plus haut point de ne pas relâcher la lucidité.

Dans toute initiative consciente se pose la question : « Dans quel état d’esprit est-ce que je fais cela ? » Ou encore : « Quelles sont mes motivations » ? Si c’est la compassion qui porte, il n’y aura pas de réponse, pas d’attente et le seul fait de donner de soi, sans motif sera présent. Et nous repartirons sur la pointe des pieds sans attendre des remerciements.

Seule l’action libre, spontanée, sans motif, est par avance dégagée de l’empire de l’ego. S’il y a un pourquoi insistant et un sens fort de l’identité attaché à l’acte, il y a fort à parier que l’ego est encore de la partie, auquel cas, encore et encore, il doit être repéré et mis en lumière.

C’est là aussi que se joue l’ambivalence du reniement et de l’estime de soi. Un certain goût pour le sacrifice peut tout aussi bien se dissimuler dans le reniement de soi et une manière de se voir confirmer sous le jour héroïque d’une grandeur morale irréprochable. Il est assez facile de repérer l’enflure égomaniaque, il est plus délicat d’identifier son contraire, le reniement de soi, car il est drapé dans une valeur digne d’éloge. C’est ce qui rend trouble le masochisme ascétique. Souvenons-nous de Pascal dans Les Pensées, disant que la supériorité de la religion est d’enseigner la haine de soi ! Mais la haine de soi conduit à la haine d’autrui et n’a rien de spirituel.
C’est l’amour du Soi qui conduit à l’amour d’autrui.

Le martyr peut très bien n’être qu’une figure de l’ego spirituel. Le déficit de l’estime de soi et la surestimation de soi sont à ranger dans une même catégorie, celle de l’amour-propre et ses travers dans l’expérience de la dualité : de l’ego, avec la marque signalétique qu’il attache à sa mise en représentation. L’ego est un poseur. Qu’il se montre sous la forme d’une volonté de puissance ou celle d’une volonté d’impuissance, c’est toujours de lui dont il est question. Et, il ne faut certainement pas le cacher, cela reste vrai y compris sur le terrain philosophique.
L’ego n’est pas séparable de la pensée. La pensée la plus élevée, la Pensée spéculative est pour l’ego spirituel une tour d’ivoire inaccessible, là où le culte de l’ego confine au sublime… ou au ridicule. Inversement, une bonne dose de ressassement existentiel qui prétend défier le penseur spéculatif et mâchouille l’absurde en se donnant un air théâtral est encore un bon repère pour l’ego spirituel.

Il n’y a donc pas de fin au processus de la lucidité, pas de limite au travail de mise en lumière. Le mental au service de l’ego est extrêmement rusé. Il ne se laisse pas prendre, dès qu’un de ses artifices a été découvert, il en cherche un autre plus efficace. L’insoupçonnable en la matière réside dans l’usage pernicieux que l’ego fait de ses souffrances et dans leur provenance la plus intime, qui n’est rien de moins que celle de l’ego lui-même.

2) Quiconque entreprend sérieusement de mettre à découvert le sens de l’ego doit s’attendre à un moment à rencontrer les traces de son passé et les nœuds du cœur qui y sont noués.

Pierre Lévy a écrit à ce sujet un texte magnifique :

« Un jour ou l’autre, il faut affronter son dragon. Chacun de nous a dans sa vie un monstre différent. Ce qui semble terrible aux uns n’est pour les autres qu’une gêne passagère. Mais pour tous il existe une «grande peur», un Minotaure au centre de son labyrinthe intérieur, une bête immonde qui arbore notre visage. Un jour, il faut se battre pour soi, pour sa propre cause, non pour quelque finalité élevée, sociale, politique, humanitaire, spirituelle ou autre. Décide-toi à affronter ce qui t’empêche de vivre pleinement. Guerroie pour ta vie. Bats-toi contre ta grande peur. Aujourd’hui est un bon jour pour accepter le combat, cesser de fuir, lutter avec ce qui te terrifie le plus. Comprends-tu que les gens et les situations qui font ton malheur sont les déguisements de cette peur, les masques du dragon qui t'habite ?

Toute vie contient une descente en enfer. Le labyrinthe est une représentation classique du monde infernal (le roi Minos était juge des enfers), mais aussi de la matrice. Comment sortir du Labyrinthe ? Comment revenir du pays des morts ? Comment ressusciter ? Comment renaître ? Comment naître ? »

Thésée doit combattre le Minotaure dans le labyrinthe avant de suivre le fil d’Ariane pour retrouver la sortie et recouvrer sa liberté. Thésée est l’ego spirituel, il n’est ce qu’il est que comme héros capable de vaincre son dragon intérieur. Le labyrinthe est la complexité mentale dans laquelle il s’est enfermé. Le fil est ce qui le relie au Soi. Rencontrer le dragon, c’est rencontrer l’origine de toutes les peurs, logée dans les chambres de l’inconscient.

Descendre dans le labyrinthe, c’est aussi mettre en lumière ces nœuds psychiques dont les émanations troubles projettent toutes nos hantises et finalement :

«Le scénario qui a pris possession de notre être et dans lequel nous nous sommes enfermés : voila notre dragon. Affronter le dragon consiste à retrouver la situation, exactement la situation dans laquelle le piège s’est refermé. Revenir à l’instant de la chute, au lieu même ou nous avons perdu la liberté. A la phrase qui nous a condamné. A l’âge où nous avons perdu la vue. Nous devons retrouver cet instant que nous voulons fuir de toutes les cellules de notre être. Et là, il faut rejouer la partie mais, cette fois-ci, en sortant du piège par le haut. Si l’événement a engendré la peur ou l’orgueil, en sortir par la plénitude ou l’humilité. En sortir par l’innocence si la situation fondatrice a engendré la culpabilité ».

Tout scénario bien écrit a un dénouement. Nous avons vu à quel point il était pertinent de dire que la vie écrit notre histoire.

Le dé-nouement, c’est le moment où le nœud est défait et la liberté reconquise. Quel que soit la manière dont nous pouvons nous y prendre, il est impossible de faire l’économie de ce travail. Même dans une approche aussi douce que celle du yoga et de la méditation, les textes anciens disent que nous ne pourrons pas indéfiniment nous faufiler entre les éléphants ! Ils vont forcément se réveiller ! Il me faudra bien un jour faire face à la somme de toutes mes peurs.

Le dénouement sera aussi un dénuement.

Dans « La Dialectique du moi et de l’inconscient », Carl Gustav Jung explique que l’enjeu d’une thérapie n’est rien d’autre que de mettre fin à la séparation entre le conscient et l’inconscient et de réunifier la psyché. D’où ce travail qu’il appelle l’assimilation des contenus inconscients.

Là réside le sens du travail individuel sur soi-même. Ici, il n’y a pas de règle générale qui vaille, car l’obstacle, c’est le mien et pas le vôtre. Les problèmes sont les miens et pas les vôtres et nul ne peut se mettre à ma place pour les résoudre. Nul ne peut constituer un modèle, toutes les trajectoires individuelles sont uniques, irréductiblement, singulières. Aucune généralisation n’est possible et l’explication qui convient à l’un peut très bien n’avoir pas de sens pour un autre.

Le vrai problème, c’est de savoir si la démarche de l’analyse peut vraiment en venir à bout. Ce que Jung remarque, c’est que la voie de l’analyse, dans « l’assimilation de l’inconscient est un processus qui entraîne et détermine des phénomènes inattendus et singuliers : au cours de la prise de conscience de leurs matériaux inconscients, certains sujets édifient une consciente d’eux-mêmes et un sentiment de leur moi qui ont quelque chose de provocant et qui, s’affichant de façon désagréable, frappent l’entourage par leur aspect excessif ; ils savent tout et de prétendent totalement avertis de ce qui se fomente dans leur inconscient». Bref, le mental est nourri et l’ego en ressort renforcé. L’inverse aboutit au même résultat : « d’autres sujets, au contraire, s’assombrissent, se dépriment ; ils se sentent comme écrasés par les contenus de l’inconscient. Le sentiment qu’ils ont d’eux-mêmes leur assurance s’amenuisent et ils en savent que regarder avec une morne résignation tous les élément extraordinaires que crée leur inconscient ». Ce qui revient à ne pas assumer quoi que ce soit, en restant, dit Jung fascinés par la révélation de la « fatalité de l’inconscient ». Jung a très bien vu ce qui se jouait ici. Derrière la confiance optimiste excessive des premiers, il y a en réalité un désarroi. Derrière la résignation des seconds, se cache une volonté de domination encore plus assurée en réalité que celle des premiers.

L’analyse enclenche une partie de cache-cache avec l’ego qui va ruser en s’appropriant tous les contenus, pour éviter toute confrontation directe.
Seul le voir lucide, instantané, foudroyant est libérateur.

L’analyse peut indéfiniment développer la complexité, comme elle enveloppe le temps, elle permet de différer la confrontation réelle. C’est une expérience banale. On peut passer 15 ans en analyse et devenir un fin spécialiste de la chose freudienne… sans avoir accompli de pas décisif.

L’analyse va aboutir à la constitution d’un ego spirituel avec une belle étiquette : ego spirituel freudien ! Lacanien ! Jungien ! etc. Si on se donne du temps, on perd son temps et c’est l’ego qui en profite.

D’où les critiques cinglantes de Krishnamurti à l’égard de la psychanalyse. Le travail de la lucidité, c’est maintenant. C’est maintenant, dans les réactions émotionnelles que l’ego se manifeste et se manifeste avec l’arrière-fond d’où il tire son identité. C’est maintenant que s’exerce la vision en profondeur sur ce qui est et dans lequel se déroule toute l’histoire de l’ego et cette histoire plonge ses racines dans un passif qui n’est jamais coupé de ce qui apparaît. C’est cette coupure prétendue, que Freud justifie par la censure et qui n’est rien d’autre qu’une mauvaise foi. L’ego vit avec son passé. Même quand le passé est lourd, il ne va pas s’en délester, car précisément le sens de l’identité qu’il entretient est lié à ce passif. A une somme précieuse de problèmes !

Si l’ego déposait son fardeau, il perdrait son identité ! Ce qu’il n’est pas du tout prêt à faire ! Le dragon peut rester dans le labyrinthe. Cela me justifie moi, parce que cela justifie mon identité de victime. Je ne vais pas déposer la valise et partir en sifflotant. Libre. Non, je vais continuer à la porter et me plaindre qu’elle est terriblement lourde ! Je trouverai toujours des voix compatissantes pour me réassurer. Un autre ego qui trimballe un wagon de malheurs sur ses épaules. Avec l’analyse on peut rationaliser très adroitement le discours du malheur et se fabriquer des histoires. Entretenir le mélodrame de l’ego. Ce qui ne fait que perpétuer le dysfonctionnement de la conscience qui se maintient dans l’inconscience.

Voyez sur ce point Eckhart Tolle :

"Les problèmes du mental ne peuvent pas se résoudre sur le plan du mental. Lorsque vous avez saisi la base de ce dysfonctionnement, il n'y a pas vraiment grand-chose d'autre que vous ayez besoin d'apprendre ou de comprendre. L'étude des complexités du mental fera peut-être de vous un bon psychologue, mais cela ne vous amènera sûrement pas au-delà du mental. Tout comme l'étude de la folie ne suffit pas à instaurer la santé mentale. Vous avez déjà compris le mécanisme de base de l'état d'inconscience, c'est-à-dire de l'identification au mental, qui crée un faux moi, l'ego, et le substitue à votre véritable moi, qui irradie de l'Etre et comme Jésus l'a dit, vous devenez un rameau coupé de la vigne.

Les besoins de l'ego sont infinis. Comme celui-ci se sent vulnérable et menacé, il vit dans un état de peur et de besoin. Du moment que vous en connaissez le dysfonctionnement fondamental, vous n'avez pas besoin d'en explorer les innombrables aspects. Pas besoin d'en faire une problématique personnelle complexe. Il va sans dire que l'ego adore ça. Il cherche constamment à s'accrocher à quelque chose pour maintenir et renforcer sons sens illusoire de soi. Il s'accrochera donc facilement et volontiers à vos problèmes. Voilà pourquoi, chez un grand nombre de gens, le sens du moi est en grande partie intimement lié à leurs problèmes. Une fois le sens du moi établi, la dernière chose qu'ils veulent, c'est se débarrasser des problèmes. Car les perdre reviendrait à perdre leur moi. L'ego peut inconsciemment investir beaucoup dans la douleur et la souffrance".

Il faut nécessairement dépasser le processus de l’analyse, car sur ce registre, l’implication de l’ego est entière, encore une fois parce que le mental et l’ego ne sont qu’une seule et même chose.

Dans la mise en lumière, ce qui apparaît c’est la nature du moi lui-même, tandis que dans l’intériorité brille d’une lueur d’autant plus vive le sens véritable du Soi. Percevoir cette subtile distinction entre la structure de l’ego mental, devenu un champ d’exploration continu, et le sens intime du Soi est déjà une libération. Une expansion de conscience aussi. Une ouverture du champ de conscient vers l’inconscient. Notons à cet égard la définition de Jung : "J'entends par moi un complexe de représentations formant, pour moi-même, le centre du champ conscientiel, et me paraissant posséder un haut degré de continuité et d'identité avec lui-même...

Mais le moi n'étant que le centre du champ conscientiel ne se confond pas avec la totalité de la psyché; ce n'est qu'un complexe parmi beaucoup d'autres. Il y a lieu de distinguer entre le moi et le Soi, le moi n'étant que le sujet de ma conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalité de la psyché, y compris l'inconscient".

C. La réintégration consciente

« Bei sich » dit-on en allemand, le chez-soi. Que veut dire être chez-Soi ? L’esprit qui se dégage de l’identification à la forme réintègre le Soi.

Où ?
Là où il ne m’est pas possible de créer la moindre distance, là où le sens intime demeure Seul, là où se consomme l’éternelle étreinte du Soi avec lui-même. Là où je suis brille Seul, Je rencontre l’âme et lui dit bonjour.
Si l’éclairage porté sur l’ego exclut l’entrée en scène du temps, mais se joue dans la fulgurance de l’instant, si l’analyse doit à un moment être dépassée, ce qui veut dire transcendée, est-ce que cela ne veut pas dire que l’introspection, au sens classique du terme, est inadéquate ?

1) Procédons maintenant une petite revue sur ce que nous avons examiné dans des leçons précédentes à ce sujet.

a) Nous avons vu qu’Amiel se trouvait en raison de l’auto-analyse dans une posture étrange.

Il ne cessait dans son Journal de tailler la subjectivité dans le vif, jusqu’à se considérer lui-même comme un courant d’air sans substance. D’un autre côté, voyant le péril de ce regard rentré sur soi et de cette constante inquisition, il disait qu’il faut se méfier du pouvoir dissolvant de l’analyse quand elle est retournée contre soi. Chez Amiel, elle devient un ressassement moral pris dans la dualité entre un moi idéal, celui imposé par le devoir-être moral et le moi réel, jugé dans sa faiblesse de volonté et sa médiocrité. On ne pouvait démontrer plus nettement à quel point l’introspection n’est pas la lucidité. Il est impossible de mettre au jour le sens intime, la Vie demeure à tout jamais dans l’Invisible de sa propre Présence et se dérobe au regard de l’intellect.

Quelle est donc la pertinence du reproche de Pascal
adressé au projet de Montaigne ?
Pascal trouve chez Montaigne trop de complaisance à l’égard de l’ego. Si, dans l’austère religion de Pascal, il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi, on comprend la futilité que Pascal trouve dans le projet de Montaigne. Pascal est trop sévère, il y a une profondeur de la compréhension du rapport du moi au temps chez Montaigne, de véritables découvertes sur la nature temporelle de l’ego. Cependant, là il verrait juste, c’est en comprenant la nécessité de dépasser l’ego pour trouver l’intériorité la plus vivante. L’intimor intimo meo de Saint Augustin. Ce « royaume des cieux qui est au-dedans de vous » en langage chrétien. Mais y a-t-il une trace nette de cette ouverture mystique chez Pascal ?

Le reproche qui a été souvent été adressé à Rousseau pour ses Confessions est du même ordre. Qui ne s’est pas étendu dans l’auto-justification de l’ego plus que Jean jacques ? Trop du côté de l’identification : cette volonté de se représenter soi-même comme un homme authentique soulève immédiatement la critique. Trop aussi du côté de la condamnation, car Rousseau moralise encore et encore pour se discréditer. Toujours ce registre de l’écriture du moi ne visant qu’à assurer à l’ego une pérennité.

Nous pourrions en dire autant, et même plus, dans cette forme d’autobiographie qui s’appelle les Mémoires. Le mémorialiste est par avance invité à reconstruire ce qu’il a été en fonction de ce moi fier et assuré qu’il est parvenu à être. Le cas Chateaubriand nous a paru à cet égard tout à fait exemplaire. Or dès l’instant où vous donnez du temps, vous pouvez donner une sorte de substance à l’ego, même si elle est fictive.

b) Considérons maintenant l’approche de l’ego qui nous mène à la phénoménologie.

Nous avons vu que la méthode de réduction trouvait ses racines dans les Méditations Métaphysiques de Descartes. C’est là que, mettant entre parenthèses par le doute le domaine des objets, Descartes parvient, en éliminant en quelque sorte successivement les voiles de la représentation, à cette intuition centrale : je suis, première et dernière certitude.

La formule « Je pense, donc je suis », est trompeuse, elle laisserait croire dans une déduction de l’être à partir de la pensée. Or Descartes précise ailleurs, que Je suis n’a pas à être démontré de manière discursive. Il brille de lui-même. Ce que Descartes découvre, c’est qu’il y a un Je qui est le foyer de la conscience et par suite de la séquence des constructions mentales qu’est la pensée. Ainsi montrera-t-il que je suis esprit, car l’esprit est précisément la faculté de penser.

Cependant, sur le chemin de la réduction, l’ego a lui-même été mis hors jeu : « moi » avec tel caractère, moi avec tel tempérament, telle histoire personnelle, le moi de l’amour-propre, le moi de l’introspection, tout cela tombe sous le coup de la réduction. Je est éminemment plus central que moi. Et c’est bien ce centre qui est retrouvé par Descartes.

Seulement, la question va embarrasser les philosophes, car ce Je est ultimement dépourvu de qualités, ces qualités qui appartiennent à moi. Aussi devra-t-on par la suite distinguer le Je transcendantal et le moi empirique.

Avec Husserl, la méthode de la réduction est conquise. Husserl appelle attitude naturelle, la conscience placée dans la vigilance et s’identifiant au monde des objets. L’attitude transcendantale consiste pour le philosophe à mettre entre parenthèses l’attitude naturelle pour décrire le vécu conscient tel qu’il apparaît. Ce que découvre admirablement Husserl, c’est que la vigilance se situe dans la relation sujet-objet.

La thèse de l’intentionnalité nous dit que toute conscience est conscience-de-quelque-chose. Or Husserl est assez fin pour remarquer que le sens intime n’entre pas dans cette catégorie. Le rapport à soi n’est pas intentionnel et en vérité il précède toute relation sujet-objet. C’est-à-dire qu’en vérité, toute conscience-de-quelque-chose est toujours simultanément conscience-de-soi.

Le Soi ne peut pas être placé sous le regard de la conscience, car précisément il en est la lumière et la lumière peut tout éclairer sauf elle-même. Dans ce foyer central, là où le Soi coïncide perpétuellement avec lui-même, il ne saurait être question de parler d’objet.
Le sujet se touche lui-même et c’est en cela –c’est la grande découverte de Michel Henry- qu’il est pure affectivité. Sentiment et sentiment de Soi. C’est ce que rate complètement Sartre, qui ne va voir dans la conscience que l’intentionnalité, décrite alors comme un mouvement pour se fuir, un être-jeté dans l’extériorité. Sartre veut rejeter l’intimité et opérer une vidange de l’intériorité pour ne considérer la conscience que comme un mouvement pour se fuir. Ainsi, l’analyse ne peut jamais attraper le sujet. Ce que l’analyse peut exhiber, c’est seulement ce qui relève de l’objet, de l’intentionnalité, parce que l’analyse fait partie de la représentation. Elle ne peut pas opérer le mouvement du retour vers le Soi. Ainsi l’outil de l’intellect conduit à la fois l’échec d’Amiel et le rejet de l’intériorité de Sartre.

2) Dans l’attitude naturelle, c’est l’ego qui se met en représentation, mais dès que nous questionnons sérieusement la représentation qui forme l’image du moi de l’attitude naturelle que trouvons-nous ?

Rien ! C’est une formule qui revient constamment chez Ramana Maharshi : si nous demandons qui réagit ? Qui cherche à se montrer sous tel ou tel aspect ? Qui veut ? Qui ne veut pas ? Nous savons bien que c’est l’ego, mais quand nous cherchons à le pointer, nous souhaiterions trouver comme le noyau dans l’abricot, mais ne trouvons rien.

Dans son Journal Maine de Biran raconte que lors d’une soirée mondaine une brave dame lui a posé la question : « Qu’est-ce que le moi ? » Il avoue être resté coi. Sans rien pouvoir répondre… C’était la vraie réponse !

Ce qui ne veut pas dire pour autant que le sens intime, le sentiment de soi, est une illusion. Le sens de l’Identité est immanent à la réalité, ce qui est illusoire, c’est de croire qu’il réside dans l’objet et qu’il soit la propriété d’un moi.

Le sens intime n’a jamais eu sa résidence dans l’ego, même si, celui-ci cherche toujours à se l’approprier.

L’ego cherche à nous convaincre qu’il existe. Identifié à l’ego, nous faisons beaucoup d’efforts pour nous faire valoir en ajoutant des éléments de l’ordre de l’avoir, toujours pour donner une consistance à l’ego : plus d’argent, plus de femmes, plus de pouvoir, plus de célébrité etc.
C’est l’ego ordinaire.
Et même plus de « spiritualité » !
C’est l’ego spirituel !
Toujours quelque chose de « spécial » pour nous distinguer. Mais nous aurons beau faire, le sentiment d’incomplétude demeure et les faux désirs ne cessent de renaître.

L’ego est un tonneau percé. C’est la raison pour laquelle on dit que le désir est insatiable. Les désirs de l’ego poursuivent une quête, celle de l’ultime satisfaction. Le ouf ! du repos du guerrier qui aura enfin atteint son but.
Evidemment, au bout de 10 ans, cela fatigue. On a la maison, la femme, la reconnaissance, déjà de l’argent de côté pour la retraite… mais ce n’est pas encore cela !
Alors ? Alors il y a cette promesse d’une nouvelle conquête. Le Salut de la religion ! L’illumination ! ! L’ego couronné ! ! ! Et voilà un nouvel investissement… du même ego qui n’en finit pas de se chercher des gloires extraordinaires. Et c’est exactement la même chose, la même poursuite, la même fierté, la même supériorité affichée ! Encore une guerre de l’ego pour obtenir un trophée.
En fait l’ego ne peut exister que dans ce combat qui le persuade de sa propre valeur héroïque. Ce qu’il craint le plus, c’est d’obtenir réellement le prix, car la quête serait terminée. Mieux vaut donc qu’elle reste dans l’ordre d’une promesse, c’est-à-dire d’une illusion.

Ainsi, le sens de l’ego, la quête, la satisfaction ultime : tout est illusion, mais paradoxalement une illusion qui donne le sentiment d’être quelqu’un en jouant dramatiquement un rôle. Y compris d’avoir à jouer un rôle lamentablement misérable, odieux, dramatique ou moralement convenable. Toute cette histoire consiste seulement pour le mental à se raconter des histoires. Le tout, c’est que nous ne nous en rendions pas compte. Que nous restions inconscient du processus lui-même, car ce n’est que de cette manière qu’il peut perdurer.

Le terme exact, c’est ignorant. L’ignorance, avidya, est une privation a-, de vision vidya (sanskrit –VID-, cf. Veda, lat. videor, voir, cf. vidéo) de l’inconscience elle-même, de sorte que l’inconscience demeure seule et joue alors pleinement son rôle. Mais elle ne peut jamais être totale.

« Le voile de l’ignorance ne peut jamais cacher complètement le Soi. Comment le pourrait-il ? Même l’ignorant ne peut manquer de dire « je ». Ce voile cache seulement la réalité que « je suis le Soi », ou que « je suis pure Conscience », et fait confondre le je avec le corps».

Parce que l’ignorance est inséparable à l’identification à l’objet et que le corps-physique est pour l’ego par excellence un objet qu’il peut montrer comme son individualité véritable, il est tout naturel que se produise une identification au corps. C’est la première déréliction de la conscience-de-soi dans le monde.
Vécu sur un mode ostentatoire, cela nous donne le jeu narcissique de la séduction et du désir.
Vécu sous le regard rentré de la honte, cela nous donne le jeu des complexes et le réseau des compensations.
Que la présence s’éprouve une seule fois en elle-même et l’identification prend fin, ce qui veut dire l’identification au corps-physique, mais aussi l’identification au flux des pensées, au mental.

La marche de la réintégration du Soi est une marche vers l’intérieur, de telle manière que l’attention consciente, d’ordinaire séparée de l’état de l’Etre, vienne à coïncider avec lui, dans une Présence une et non divisée. Cela ne peut être le résultat d’un effort, car tout effort tend vers un but, est mû par une forme d’intentionnalité et se déroule dans la direction de la conscience vers un objet.

Ainsi, le Soi ne peut pas être atteint. Il est inaccessible, car le seul fait de le chercher est la meilleure manière de lui tourner le dos. C’est quand la quête prend fin que le héros rentre chez-Soi. Le trésor était dans le coffre sur lequel il s’asseyait enfant. Et dans le coffre, il n’y a rien de « spécial » ! Il y a toutes les babioles qui font la simplicité de la vie quotidienne, mais avec un je-ne-sais-quoi de rutilant et joyeux, le plaisir de coïncider avec chaque instant, sans la moindre pensée d’un ailleurs.

Le Soi est plus près du sentiment que de la pensée. Il est simplement le Cœur.
Le Cœur ne cherche rien d'autre que de s'éprouver lui-même, car il n’y a pas d’autre qu’il puisse rechercher que la donation à Soi du sentiment qui est son être vrai. C’est l’esprit qu'il recherche, poursuit et veut atteindre, et c’est précisément dans ce mouvement temporel que l’ego se maintient en tant que tel.

Le Cœur vit dans l’intemporel du sentiment et de l’expérience, le cœur s’éprouve lui-même comme Soi du sentiment et de l’expérience.
Il n’y a donc rien à réintégrer, car le soi n’est jamais sorti de lui-même, car cela il ne le peut pas, il ne peut pas cesser un seul instant d’être Soi. Il est cependant possible qu’un voilement d’inconscience se produise, de sorte que je puisse oublier qui je suis.

Et c’est précisément cela l’ignorance.

Souviens-toi qui tu es ! Réveille-toi de ton existence somnambule et recouvre la mémoire !

Dans ce chef-d’œuvre extraordinaire qu’est la Bhagavad Gita c’est la formule magique. Arjuna en s’éveillant dira : « J’ai recouvré la mémoire ». Et cet éveil au sein de Je suis ouvre la porte que l’ego s’était depuis toujours efforcé de fermer.

Mais d’un autre côté, il le fallait bien, il fallait bien que, pour les besoins de l’expérience, l’âme entre dans l’oubli. Il fallait bien que je me prenne pour une petite chose pour faire l’expérience de la petitesse, que je me pavane comme un coq pour savoir ce qu’est la vantardise, que je sois plongé dans la souffrance pour connaître ensuite l’indicible de la compassion.

Le plus haut a besoin du plus bas pour s’expérimenter lui-même au lieu de s’en ternir au simple « concept » du point le plus haut. L’infinité de la bonté ne peut se connaître elle-même qu’en ayant parcouru l’étendue de la méchanceté, de l’avidité et la haine, car sans cela elle ne se connaîtrait pas comme bonté. C’est dans le jeu du monde relatif que toutes les variétés de l’expérience sont données et cette somme de toutes les expériences incarnées est précisément la réalisation de l’humain. Aussi ne pouvons-nous en vouloir à cet ego qui nous fait payer si cher l’éternelle ambition de ses désirs, sa gloriole imbécile ou ses plaintes interminables. C’est uniquement à travers lui que le Jeu de la Manifestation se produit. Cela n’a guère de sens de faire de l’ego un ennemi. C’est déjà lui donner plus de réalité qu’il n’en n’a.

Il y a cependant bien de la différence entre cette forme de conscience dans laquelle la Présence est comme transparente, et le moi au second plan. Il y a une différence entre la conduite aveugle qui met l’ego au premier plan et l’action juste qui fait passer l’ego au second.

La place de l’ego n’est pas d’être le maître, mais d’être le disciple. Le serviteur du soi. Le maître et le disciple sont en chacun de nous et ne se tient pas vraiment dans le monde de la dualité, car nous sommes à la fois maître et disciple ; mais la voie de la maîtrise ne consiste pas à faire prévaloir les appétits illimités de l’ego, mais à le réduire à la place modeste qui lui revient.

La voie de la maîtrise soumet l’ego à ce qui en lui est plus grand que lui, à l’âme. Ce qui distingue l’homme réalisé de l’ignorant ne tient qu’à cela, chez l’ignorant, le moi est au premier plan et l’âme au second ; l’appel de l’âme, même quand il est insistant, n’est pas entendu.
L’ignorant fait passer au premier plan les besoins et les désirs du corps. Il n’a cure de l’ouverture de l’esprit et de la petite voix secrète de l’âme.
L’homme réalisé vit dans le Soi, vit sous la conduite de l’âme, tandis que l’ego passe au second plan. Il met à sa juste place le soin qu’il doit au corps, il ne laisse pas l’esprit en jachère, mais lui donne la nourriture qu’il attend et la place qui lui revient ; l’ego il reste très effacé.

La Réalisation du Soi est la réalisation de l’Impersonnel. Le vrai sens du personnel ne peut pas être compris tant que l’Impersonnel n’a pas été réalisé.

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Alors oui, le travail sur l’ego est nécessaire et il faudra nécessairement en passer par là à un moment ou un autre et le plus tôt sera le mieux.

Sans ironie : « Eh bien, je vous souhaite bien du plaisir » ! Car effectivement, au premier abord rencontrer en face n’a rien de particulièrement flatteur, mais se révèle assez navrant avant que d’être drôle. Les cavernes de l’ego sont assez sombres et elles gardent des secrets inavoués, des forces inconscientes et une somme prodigieuse de compromissions, de refus et de reniements de soi. Une somme de frustration aussi, mais que nous parvenons habilement à cacher. Ce qui fait peine à voir, y compris sur le visage de ces gens bien portant dont ont dit qu’ils ont « réussi » (voilà de l’ego pur sang !), qu’ils ont « tout pour être heureux », (voilà de l’ego pur sucre), alors qu’en dehors des photos de famille ils tirent un visage sinistre. Le visage des suppliciés qui ont trop longtemps été dans l’esclavage. Et qui est le tyran. Non pas les autres. Moi. L’ennemi le plus cruel c’est moi.

Faut-il prendre l’ego en haine ?

A partir du moment où nous pouvons saisir toute la différence entre un dysfonctionnement avéré et un fonctionnement juste, il n’est rien dans la nature des choses qui n’ait sa juste place et sa fonction. L’ego comme le reste. Mais il ne faut pas trop compter sur le temps pour que cet animal soit dompté ou que les choses s’accommodent d’elles-mêmes. L’ego se sert du temps pour exister et conserver son empire. Il n’y a pas de transformation profonde d’un être humain sans travail sur l’ego.
Le travail sur l’ego n’est pas « psychologique ». Il va bien au-delà. Le psychologique s’arrêtent dans l’analyse, c’est-à-dire, dans l’approche directe de l’introspection, ou dans l’approche indirecte, la psychanalyse.

Le métaphysique est ce qui, en éliminant le faux dévoile le réel et en même temps s’épanouit dans une expérience directe. Il y a une percée radicale dans la réalisation du Soi et elle ne provient pas de l’analyse. C’est un changement de conscience.

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© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,


sergecar.club.fr/cours/sujet3.htm - 67k –

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