jeudi 14 mai 2009

Morceaux choisis - René Guénon


"La crise du monde moderne"

de René Guénon


Le chaos social

(...) Cela peut sembler paradoxal à une époque de "spécialisation" à outrance, et pourtant il en est bien ainsi, surtout dans l'ordre politique ; si la compétence des "spécialistes" est souvent fort illusoire, et en tous cas limitée à un domaine très étroit, la croyance à cette compétence est cependant un fait, et l'on peut se demander comment il se fait que cette croyance ne joue plus aucun rôle quant il s'agit de la carrière des hommes politiques, où l'incompétence la plus complète est rarement un obstacle. Pourtant, si l'on y réfléchit, on s'aperçoit aisément qu'il n'y a là rien dont on doive s'étonner, et que ce n'est en somme qu'un résultat très naturel de la conception "démocratique", en vertu de laquelle le pouvoir vient d'en bas et s'appuie essentiellement sur la majorité, ce qui a nécessairement pour corollaire l'exclusion de toute véritable compétence, parce que la compétence est toujours une supériorité au moins relative et ne peut être que l'apanage d'une minorité.

(...) Il y a là une relation qui suppose nécessairement deux termes en présence : il ne pourrait y avoir de gouvernés s'il n'y avait aussi des gouvernants, fussent-ils illégitimes et sans autre droit au pouvoir que celui qu'ils se sont attribué eux-mêmes ; mais la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu'il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d'autant plus volontiers qu'il en est flatté et que d'ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu'il y a là d'impossible.

C'est pour créer cette illusion qu'on a inventé le "suffrage universel" : c'est l'opinion de la majorité qui est supposée faire la loi ; mais ce dont on ne s'aperçoit pas, c'est que l'opinion est quelque chose que l'on peut très facilement diriger et modifier ; on peut toujours, à l'aide de suggestions appropriées, y provoquer des courants allant dans tel ou tel sens déterminé : nous ne savons plus qui a parlé de "fabriquer l'opinion", et cette expression est tout à fait juste, bien qu'il faille dire, d'ailleurs, que ce ne sont pas toujours les dirigeants apparents qui ont en réalité à leur disposition les moyens nécessaires pour obtenir ce résultat. Cette dernière remarque donne sans doute la raison pour laquelle l'incompétence des politiciens les plus "en vue" semble n'avoir qu'une importance très relative ; mais, comme il ne s'agit pas ici de démonter les rouages de ce qu'on pourrait appeler la "machine à gouverner", nous nous bornerons à signaler que cette incompétence même offre l'avantage d'entretenir l'illusion dont nous venons de parler : c'est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l'émanation de la majorité, sur n'importe quel sujet qu'elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause.


Une civilisation matérielle

(...) On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd'hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable ; là comme dans le domaine politique, la majorité s'arroge le droit d'écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont évidemment tort d'exister, puisque cette existence même va à l'encontre de la manie "égalitaire" de l'uniformité.

Mais, si l'on considère l'ensemble de l'humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d'aspect : la majorité de tout à l'heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ?
Aussi n'est-ce plus le même argument qu'on fait valoir dans ce cas, et, par une étrange contradiction, c'est au nom de leur "supériorité" que ces "égalitaires" veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu'ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien ; et, comme cette "supériorité" n'existe qu'au point de vue matériel, il est tout naturel qu'elle s'impose par les moyens les plus brutaux. Qu'on ne s'y méprenne pas d'ailleurs : si le grand public adopte de bonne foi ces prétextes de "civilisation", il en est certains pour qui ce n'est qu'une simple hypocrisie "moraliste", un masque de l'esprit de conquête et des intérêts économiques : mais quelle singulière époque que celle où tant d'hommes se laisse persuader qu'on fait le bonheur d'un peuple en l'asservissant, en lui enlevant ce qu'il a de plus précieux, c'est-à-dire sa propre civilisation, en l'obligeant à adopter des mœurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l'astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité !

Car c'est ainsi : l'Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre ; comme la quantité seule compte, et comme ce qui ne tombe pas sous le sens est d'ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s'agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu'un "paresseux" ; sans même parler à cet égard des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux, il n'y a qu'à voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans les milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n'y a plus de place pour l'intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car se sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent : il n'y a de place que pour l'action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification. Aussi ne faut-il pas s'étonner que la manie anglo-saxonne du "sport" gagne chaque jour du terrain : l'idéal de ce monde, c'est l'"animal humain" qui a développé au maximum sa force musculaire ; ses héros, ce sont les athlètes, fussent-ils des brutes ; ce sont ceux-là qui suscitent l'enthousiasme populaire, c'est pour leurs exploits que les foules se passionnent ; un monde où l'on voit de telles choses est vraiment tombé bien bas et semble bien près de sa fin. (...)

René Guénon est un métaphysicien français faisant autorité dans les domaines de l'ésotérisme, du symbolisme et de l'étude comparée des religions. Sa pensée repose sur une métaphysique de l'histoire.Il est né le 15 novembre 1886 à Blois, en France, dans une famille catholique issue de la petite bourgeoisie. Il trouve et rejoint une gamme d'ésotériques et gnostiques, organisations creusant profondément dans le secret des traditions et il est rapidement intégré dans les « réseaux » de Papus et initié dans l'ordre Martiniste. En 1909, il fut consacré Evêque de Synesuis dans l'Eglise Gnostique fondée par Papus sous le nom de Palingensuis. Alors qu'il était impliqué dans de nombreuses organisations ésotériques, il a également entrepris l'étude de l'initiation dans de nombreux organes ésotériques traditionnels liés à l'hindouisme, l'islam, le christianisme et le taoïsme. René Guénon affirmera plus tard avoir eu un accès direct aux traditions hindoue, taoïste et islamique.En 1912, il est initié au soufisme (il prend alors le nom d'Abdel Wahid Yahia) et il se marie, suivant le rite catholique. Il reprend des études à la Sorbonne et obtient sa licence de lettres en 1915 avant d'obtenir un Diplôme d'études supérieures en philosophie des sciences.

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