La marche initiatique
Les vrais adorateurs de la Vie saluent chaque matin le soleil et les nuages, chaque soir les étoiles et la lune changeante. Mais c’est surtout à la Terre qu’ils adressent leur prière la plus accomplie et la vraie prière, c’est la marche. Les Celtes jadis vénéraient de vastes dalles de pierre tourmentées, car ils y reconnaissaient les empreintes de la déesse dont les pieds légers avaient au commencement des temps modelé le paysage. En marchant, quand nous traversons les landes désertes ou que nous escarpons une colline brouilleuse, nous recommençons, avec nos moyens qui sont pauvres, la tâche de la déesse première.
C’est là un acte d’amour. Le marcheur et la terre sont épris l’un de l’autre. Singulière étreinte, la terre est offerte, ouverte à nos pas, attentive au rythme particulier de notre corps, aux multiples contradictions dont est tissée notre organisation nerveuse. Elle sait ce qu’il y a en nous de haine, de ressentiment ou de détresse. Elle est là pour les partager.
Chemins de délivrance
Le vrai marcheur sait que ce partage ne naît pas dès le premier instant. Au début de l’errance, le corps est lourd et l’esprit encombré. Nous sommes tout pris encore dans la texture compliquée des vies quotidiennes avec ce qu’elles portent de soucis, de crispations, de refus. Puis au fur et à mesure que coule la journée, le corps s’allège, et au-delà de la fatigue, la marche ressemble de plus en plus à une danse
Et l’esprit se délivrant peu à peu des figures obsédantes qui l’occupent est envahie par une suite d’images neuves qui font éclater l’horizon personnel, et permettent, aux moments de grâce, de n’être plus que fragment de la grande nature.
Cette délivrance du corps et du cœur est la réponse de la Terre à l’attention que nous avons pour elle.
Elle prend en charge tout ce qui assombrit ou cache notre intimité ; elle ne connaît rien de ce que nous appelons le bien et le mal ; elle sait seulement que l’état le plus fondamental de l’être humain, son état le plus archaïque aussi, c’est une libre sensualité qui s’émerveille de tout ce qu’elle touche, de tout ce qu’elle goûte, de tout ce qu’elle entend, de tout ce qu’elle sent, de tout ce qu’elle voit. Elle crée ainsi en nous ce vide cher au Taoïsme, où l’être peut parfois percevoir le chant de l’infini.
C’est au moment où le marcheur est parvenu à s’abandonner ainsi entièrement au silence de la terre qu’il en découvre les merveilles. Il devient alors complètement solidaire de l’immense force de vie que recèle le moindre sillon boueux, le plus petit arpent de bois. Là où se posent nos pas, depuis d’innombrables générations, la vie n’a cessé d’enfanter de nouvelles formes, d’inédites configurations. C’est miracle, toujours, de connaître au long des espaces la lourde glèbe d’argile, le chemin pierreux, le sous-sol obscur ou le lit chaotique du torrent. C’est là un feu toujours renaissant, le nôtre.
L’esprit des lieux
Et c’est à travers cette force que la terre nous enseigne tout ce que notre existence porte en elle de possibles métamorphoses. L’ordre social nous enferme dans une identité qui n’est pas seulement celle de l’état civil. Nous portons en nous le masque que notre rôle parmi les hommes nous inflige. C’est ce masque que la terre aimante fait éclater, c’est cette identité qu’elle dissout. Car elle nous murmure que nous sommes bien plus grands, bien plus près des dieux que nous le croyons. Les vagabonds médiévaux le savaient bien : ils quittaient leurs villages pour aller, disaient-ils, à Saint Jacques ou à Jérusalem. Dans la réalité du cœur, ils allaient simplement sur la route et c’est la route qui allait leur révéler la profondeur du mystère divin.
Chez les Indiens du Mexique, aujourd’hui encore, on recommande au marcheur de ne point faire rouler brusquement les pierres, de ne pas les frapper au pied car ces pierres abritent peut-être l’âme toujours sensible de quelque vivant d’un autre siècle. Mais les landes ou les forêts de Bourgogne sont aussi «habitées» que les plateaux mexicains... Chez nous aussi les esprits bienfaisants hantent les labours, les buissons ou les clairières. Ils se réjouissent quand les humains savent reconnaître leur énigmatique présence et c’est de leur joie que se nourrit notre propre joie.
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