mardi 3 mars 2009

L'évolution future de l'Humanité


L'évolution future de l'Humanité

de Philippe Barbier Saint-Hilaire (1962)

Philippe Etienne François Barbier-Saint-Hilaire (16 janvier 1894 à Corre en Haute-Saône - 16 mai 1969 à Pondichéry) fut tour à tour Polytechnicien et ingénieur à Paris, chercheur spirituel au Japon et en Mongolie, puis, sous le nom de Pavitra, disciple de Sri Aurobindo et secrétaire général de l'Ashram Sri Aurobindo à Pondichéry.
Philippe Barbier Saint Hilaire, ancien élève de l'Ecole polytechnique et ingénieur des Ponts et Chaussées, part dès l'achèvement de ses études, en 1921, poursuivre un itinéraire théosophique commencé pendant la Première Guerre mondiale : au Japon tout d'abord, puis dans une lamaserie proche du désert de Gobi. Sa pérégrination en Asie s'arrête en 1926 à Pondichéry, lorsque Sri Aurobindo accepte de devenir son guru. Mystique et homme d'action, il a la charge, pendant quarante ans, des développements économiques et scientifiques de l'Ashram, où il meurt en 1969, sans jamais être revenu en Europe.

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I - L'aspiration humaine

L'aspiration la plus haute de l'homme - sa recherche de perfection, sa soif de liberté et de maîtrise, sa poursuite de la pure vérité et de la félicité sans mélange - est en contradiction flagrante avec son existence actuelle et son expérience normale.
Une telle contradiction est une partie de la méthode générale de la Nature ; c'est le signe qu'elle travaille en vue d'une harmonie plus grande. L'accord s'obtient par une évolution progressive.
La vie émerge de la matière, le mental de la vie, parce qu'ils y sont déjà involués : la matière est une forme voilée de la vie, la vie une forme voilée du mental.
Le mental ne peut-il être une forme voilée d'un pouvoir plus élevé : l'Esprit, qui serait de nature supramentale ? L'aspiration la plus haute de l'homme indiquerait alors seulement que l'Esprit intérieur se dévoilant graduellement, prépare une vie plus haute sur la terre.

II - La place de l'homme dans l'évolution

L'émergence progressive de la conscience est le mobile central de l'existence terrestre ; elle s'accomplit par un double processus : une évolution des formes, une évolution de l'âme.
L'homme occupe la crête de la vague évolutive. Avec lui s'opère le passage d'une évolution inconsciente à une évolution consciente ...
A chaque étape on peut trouver des indices de ce que sera l'étape suivante.
La nature de la prochaine étape est indiquée par les aspirations profondes qui se font jour dans l'espèce humaine.
Un changement de conscience est le fait majeur de la transformation évolutive prochaine ; c'est la conscience qui, par sa propre mutation, imposera et opérera les mutations nécessaires au corps.
Il n'y a aucune raison de supposer que cette transformation soit impossible sur la terre. Elle seule donne un sens à l'existence terrestre.
L'élan de l'homme vers la spiritualité indique d'une façon indéniable la poussée de l'Esprit qui est en lui et qui veut émerger dans la nature terrestre.

III - La crise évolutive actuelle

La raison, prétend-on souvent, est la plus haute faculté de l'homme, celle qui lui a permis de se dominer et de dominer la Nature. La raison a-t-elle en fait réussi ?
Quand l'intelligence se tourne vers l'action et essaie d'appliquer les idées à la vie, elle devient partiale et passionnée et se fait la servante de tout autre chose que la vérité pure.
Pourquoi l'homme a-t-il foi en la raison ? Parce que la raison a une fonction légitime à remplir, à laquelle elle est parfaitement adaptée ; c'est de justifier et d'éclairer les expériences passées de l'homme, et de lui donner la foi et la conviction nécessaires pour qu'il persévère dans l'élargissement de sa conscience.
Mais la raison ne peut arriver à aucune vérité finale, parce qu'elle ne peut ni atteindre la racine des choses ni embrasser leur totalité. Elle s'occupe de ce qui est fini et séparé ; elle n'a pas de mesure pour le tout et l'infini.
Les limitations de la raison deviennent particulièrement apparentes quand elle se trouve en présence de la vie religieuse.

Ce qu'est vraiment et essentiellement la religion et pourquoi elle sort du domaine de la raison.
La religion peut-elle donc être le guide de la vie humaine ? Il est de fait que dans l'antiquité les sociétés ont accordé à la religion une place prééminente.
Mais d'autre part, l'humanité - et en particulier la partie de l'humanité qui était à l'avant-garde du progrès - s'est révoltée contre la prédominance de la religion.
Trop souvent, les sociétés religieuses et les Églises se sont opposées au progrès et alliées aux forces d'obscurité et d'oppression, et il a fallu une révolte, un refus de l'esprit et du cœur humains opprimés, pour corriger ces erreurs et redresser la religion. Cela ne se serait pas produit si la religion avait été le guide véritable et suffisant, et le régulateur de toutes les activités humaines.
L'insuffisance de la religion vient de ce qu'elle a confondu l'essentiel et l'accessoire. La vraie religion est la religion spirituelle ; c'est une recherche de Dieu, une ouverture de la vie la plus profonde de l'âme au Divin immanent, à l'Omniprésence éternelle.

Dogme, culte, code moral sont des aides et des soutiens qu'on peut offrir à l'homme, mais qu'on ne doit pas lui imposer.
Par ailleurs, la religion a souvent considéré que la vie spirituelle est essentiellement faite de renoncement et de mortification. La religion devient alors une force qui décourage la vie, et, par conséquent, elle ne peut pas être une loi, ni un guide véritable pour celle-ci.
C'est dans la spiritualité, - mais une spiritualité à laquelle on aura restitué son sens vrai, - que nous devons chercher la lumière directrice et la loi harmonisatrice.
L'homme moderne n'a pas non plus résolu le problème des rapports de l'individu et de la société. Ce que sont leurs rôles respectifs dans le progrès spirituel de l'espèce.
Il est faux que l'individu doive se subordonner à la collectivité ou se fondre en elle, car c'est par ses individus les plus avancés qu'une collectivité progresse.
Mais il est vrai aussi que plus il avance spirituellement, plus l'individu sent son unité avec la collectivité et avec le Tout.

La crise évolutive actuelle provient d'un déséquilibre entre les facultés limitées de l'homme - mentales, morales et spirituelles - et les moyens techniques et économiques dont il dispose.
L'homme ne peut plus désormais supporter le développement gigantesque de la vie extérieure sans un changement intérieur.
L'exaltation de la collectivité ou de l'État, ne fait que substituer l'ego collectif à l'ego individuel.
Si l'humanité veut survivre, une transformation radicale de la nature humaine est indispensable.

IV - Règles de conduite et liberté spirituelle

Puisque la perfection est progressive, le bien et le mal sont des quantités mouvantes qui, de temps en temps, changent de signification et de valeur.
Quatre règles principales gouvernent successivement la conduite humaine.
Les deux premières sont le besoin personnel et le bien de la collectivité.
Un conflit naît de l'opposition des deux tendances instinctives - individualiste et grégaire - qui gouvernent l'action humaine.

Pour arbitrer le conflit, un principe nouveau intervient, assez élevé et assez puissant pour, à la fois, dépasser les deux instincts antagonistes et les réconcilier. Ce troisième principe est l'idéal moral.
Mais les conflits ne s'apaisent pas ; ils semblent plutôt se multiplier. Les règles morales sont arbitraires et rigides ; quand elles veulent s'appliquer à la vie, elles sont obligées de transiger et aboutissent à des compromis qui les vident de tout pouvoir.
Au-delà de la loi morale, qui en est une image fausse, se dévoile la vérité plus grande d'une vaste conscience sans entraves, la loi suprême de notre nature divine. Elle détermine parfaitement nos relations avec chaque être et avec la totalité de l'univers, et nous révèle aussi le rythme exact qui exprime directement le Divin en nous.
Tel est le quatrième et suprême principe d'action, qui est à la fois loi impérative et liberté absolue.

V - Le développement de l'homme spirituel

La spiritualité est autre chose que l'intellectualité ; elle est l'indice qu'un Pouvoir plus grand que l'intellect veut émerger à son tour...
Essentiellement, la spiritualité est une prise de conscience progressive de l'Esprit qui est en nous, du vrai Moi ; c'est un éveil à une Réalité plus grande, qui dépasse l'univers et le pénètre, et qui demeure aussi en nous.
Comment la Nature a préparé la naissance de l'homme spirituel...
Seule, l'expérience spirituelle peut parvenir à changer l'être mental en un être spirituel.
On a fait, au mysticisme et à la spiritualité, deux ordres de critiques qu'il nous faut examiner avant de procéder plus avant :
1. Le mystique s'éloigne de la vie.
2. La connaissance mystique est purement subjective.

VI- La triple transformation

Si l'éveil à la suprême Réalité était le but final de l'évolution terrestre et que l'âme dût trouver ailleurs seulement un plus haut état d'être, ou se fondre et disparaître dans cette suprême Réalité, la tâche serait achevée avec l'avènement de l'homme spirituel.
Mais il y a aussi en nous une aspiration à la maîtrise de la Nature et à sa transformation, à une manifestation plus parfaite de l'Esprit dans l'existence terrestre elle-même.
Ce nouvel ordre d'existence, pour s'établir d'une façon permanente, exige un changement radical de la nature humaine tout entière. Dans cette transformation, on peut distinguer deux phases préparatoires, complétant la préparation et la révélation de l'être spirituel, et une phase d'accomplissement.
La première phase de cette transformation peut être appelée psychique : l'âme, ou être psychique, doit passer au premier plan et prendre la direction de l'être dans sa totalité.
Pour tourner l'être vers la Réalité suprême et parvenir à émerger, l'âme, au cours de l'évolution, se sert de trois images dynamiques de cette suprême Réalité : le Vrai, le Beau, le Bien.
Trois voies s'ouvrent ainsi devant l'aspirant :
1. La voie de l'intellect ou de la connaissance.
2. La voie du cœur ou de la dévotion.
3. La voie de la volonté ou de l'action.

Ces trois voies, si elles sont combinées et suivies conjointement, ont des effets plus puissants.
Un déplacement de la conscience, un retrait au-dedans, devient impératif à ce stade, si l'on veut atteindre l'être central, l'âme vraie, et lui permettre de devenir le guide et le souverain de la nature.
Deux résultats principaux suivent cette émergence :
1. d'abord, une direction intérieure et une maîtrise qui démasquent et rejettent tout ce qui est faux et obscur ou qui s'oppose à la réalisation divine.
2. ensuite, un afflux spontané d'expériences spirituelles de toute sorte...
La deuxième phase de la transformation peut être appelée spirituelle ; c'est une ouverture à un Infini au-dessus de nous, une Présence éternelle, un Moi sans limite, une Existence infinie, une infinitude de Conscience et de Félicité, une Toute-Puissance.

La transformation spirituelle s'achève par l'ascension permanente de la conscience inférieure à la conscience supérieure, suivie d'une descente effective et permanente de la nature supérieure dans la nature inférieure.
Une conscience nouvelle commence donc à se former, avec une nouvelle puissance de pensée et de vision, et un pouvoir de réalisation spirituelle directe qui dépasse la pensée et la vision.
Mais pour que cette création nouvelle soit permanente et parfaite, le fondement même de notre nature d'ignorance doit être atteint et transfiguré. Un pouvoir plus grand, la Conscience-Force supramentale, doit intervenir et accomplir la transfiguration.
C'est la troisième phase : la transformation supramentale.

VII- L'ascension vers le Supramental

Il est difficile de concevoir intellectuellement ce qu'est le Supramental et de le décrire dans les termes du langage.
Le surmental et le Supramental sont involués et enfouis dans la Nature terrestre.
Pour qu'ils puissent émerger en nous, il faut une descente en nous des pouvoirs de la Supraconscience ; l'effort personnel ne peut à lui seul y suffire.
Ce que doit être la préparation à la transformation supramentale : d'abord, une maîtrise croissante de l'individu sur sa propre nature, puis une participation de plus en plus consciente à l'action de la Supranature.
Une seconde condition consiste en une obéissance consciente, une soumission de tout l'être à la lumière, à la vérité et à la force d'en haut.
Une troisième condition est d'unifier tout l'être autour du vrai moi et d'ouvrir l'individualité à la conscience cosmique.

Quatre échelons conduisent de l'intelligence humaine au Supramental ; ce sont :
1. Le mental supérieur.
2. Le mental illuminé.
3. Le mental intuitif.
4. Le surmental.
La descente du surmental ne suffit pas à transformer entièrement l'inconscience ; seule la Force supramentale est capable de le faire.

VIII- L'être supramental ou gnostique

S'il est difficile de comprendre et de décrire la Nature supramentale, c'est que, dans son essence même, elle est conscience et pouvoir de l'Infini.
On peut, cependant, décrire d'une façon générale le passage du surmental au Supramental et se former une idée de l'existence supramentale à son stade initial.
L'être supramental, ou être gnostique, sera le parfait accomplissement de l'homme spirituel.
La loi du Supramental est l'unité qui s'accomplit dans la diversité ; l'unité n'entraîne pas l'uniformité.
L'être supramental harmonisera le moi individuel avec le moi cosmique, la volonté et l'action individuelles avec la volonté et l'action cosmiques.
L'aspect transcendant de la vie spirituelle est indispensable à la liberté de l'esprit ; mais cette transcendance s'harmonisera avec l'existence manifestée et lui donnera un fondement inébranlable. Pour l'être gnostique, agir ne signifiera pas déchoir de l'Unité.

La conscience gnostique s'acheminera vers une connaissance totale : ce ne sera pas la révélation d'une lumière née de l'obscurité, mais d'une lumière qui naît de la lumière.
La joie de la diversité de l'Un se révélant intimement à lui-même, l'union innombrable de l'Un et une joyeuse interaction dans l'Identité donneront à la vie gnostique un sens pleinement accompli.
La matière révélera qu'elle est un instrument de la manifestation de l'Esprit ; une acceptation nouvelle, libre et souveraine, de la Nature matérielle sera alors possible.
Le corps pourra devenir un instrument fidèle et capable, qui répondra parfaitement à l'Esprit.
La santé, la force, la durée et le bien-être du corps, la libération de la souffrance, font partie de la perfection physique que l'évolution gnostique est appelée à réaliser.
Le vaste calme et la félicité profonde de l'existence gnostique apparaissent ensemble, dans une croissante intensité, et culminent dans une extase éternelle. Dans l'univers phénoménal se révèle l'éternel Ananda.
Deux questions restent à envisager, qui sont importantes pour la conception humaine de la vie :
1. Quelle est la place de la personnalité dans l'être gnostique ?
Dans la conscience gnostique, personnalité et impersonnalité ne s'opposent pas ; ce sont deux aspects inséparables d'une même Réalité.
Ce que sera la nature de la personne gnostique.

2. Si la personnalité gnostique se manifeste et si, d'une manière quelconque, elle est responsable de ses actes, quelle est la place de l'élément éthique dans sa nature gnostique, quelle est sa perfection et son accomplissement ?
La vie gnostique conciliera la liberté et l'ordre.
Il y aura accord complet entre la libre expression de l'individu et son obéissance à la loi propre de la vérité universelle des choses.
Toutes les normes mentales disparaîtront, parce qu'elles ne seront plus nécessaires ; elles seront remplacées par la loi authentique d'identité avec le Moi divin.

IX - La vie divine sur la terre

Etre totalement et intégralement conscient de soi et de toute la vérité de son être, tel est le signe de l'émergence parfaite de la conscience et ce vers quoi elle tend.
La plénitude de cette conscience ne peut s'atteindre qu'en réalisant l'identité du moi individuel et du Moi transcendant ou suprême Réalité.
Cette réalisation exige une intériorisation de la conscience.
La conscience humaine ordinaire est tournée vers l'extérieur et voit la surface des choses. Elle répugne à descendre dans les profondeurs intérieures, qui lui paraissent obscures, et elle redoute de s'y perdre. Et pourtant, l'entrée dans cette obscurité, ce vide, ce silence, n'est que le passage à une existence plus grande.
En fait, ce mouvement d'intériorisation n'est pas un emprisonnement dans le moi personnel ; c'est le premier pas vers une vraie universalité.

La loi de la vie divine est l'universalité dans l'action : une action organisée par la Volonté qui voit tout, et fondée sur la réalisation de l'unité totale des choses.
De nouveaux pouvoirs de conscience et de nouvelles facultés se développeront chez l'être gnostique, qui les utilisera d'une façon naturelle, normale et spontanée, pour connaître et pour agir.
La vie des êtres gnostiques peut, à juste titre, être qualifiée de vie surhumaine ou divine. Il ne faut pas la confondre avec les conceptions courantes, passées ou présentes, du surhomme.
Ce serait une grave erreur de penser qu'une vie dans la pleine lumière de la Connaissance doive perdre son charme et devenir d'une insipide monotonie.
L'expression gnostique de la vie sera plus pleine et plus féconde, et son intérêt plus éclatant que l'intérêt dramatique que nous offre le monde de l'ignorance.

Pavitra [Philippe Barbier de Saint-Hilaire]
in "L'Évolution Future de l'Humanité" (ou La Vie Divine sur Terre) publié par Sri Aurobindo Ashram, Pondichéry, 1962 (2ème édition, augmentée: 1976 )

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